Daniel Coste : Maryse Adam-Maillet, vous avez quitté cette année vos fonctions d’Inspectrice académique, Inspectrice pédagogique régionale de Lettres dans 20230224_124725l’académie de Besançon. Vous êtes agrégée de Lettres modernes. Dans l’académie de Besançon vous avez été, jusqu’à votre départ à la retraite, responsable puis référente du Centre académique pour la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs (CASNAV). C’est surtout en cette dernière capacité que l’ADEB, dont vous êtes membre, vous connaît. Récemment, vous avez publié avec Virginie Kremp, aux éditions Migrilude, un petit ouvrage au titre qui interroge : Le plurilinguisme en questions et qui se présente sous forme d’un abécédaire quizz. Pourriez-vous d’abord nous présenter succinctement (nous y reviendrons ensuite) les grandes étapes de votre carrière et y marquer les éventuelles inflexions qu’a connues votre parcours professionnel.

Maryse Adam-Maillet : J’ai été bachelière le jour de mes 17 ans. Faute de projet professionnel – je n’étais réellement motivée que par les voyages ! – je me suis dirigée vers des études universitaires de lettres et de psychologie qui me permettraient de continuer à lire tranquillement ce que je voulais, et qui ne me coûteraient pas trop d’efforts en termes de travail personnel. J’étais à cette époque persuadée que mon parcours serait financé jusqu’à la thèse et une carrière universitaire, ce qui n’a pas été le cas. Les circonstances m’ont poussée à demander un poste de maitre auxiliaire à 22 ans, puis à passer, en travaillant comme professeure de français, un CAPES de lettres modernes, une licence d’Histoire, l’agrégation de lettres modernes, puis une licence de philosophie. Si j’ai finalement choisi les lettres modernes, c’est grâce à l’ouverture sur l’ensemble des sciences humaines et des arts à laquelle se prête magnifiquement la littérature. J’ai enseigné avec grand intérêt pendant 20 ans, à des publics très variés, de la sixième à l’université, et j’ai eu la chance immense de pouvoir enseigner, outre le français, la philosophie, le latin, la sociologie des religions, ainsi que de devenir formatrice et coordinatrice de la formation des enseignants de lettres. Après six ans en CPGE[1] scientifique (mon dernier poste d’enseignante), j’ai éprouvé le besoin d’un nouveau souffle et passé le concours de l’inspectorat de lettres.  C’est dans ce cadre qu’après sept ans d’exercice, la retraite d’un collègue m’a ouvert la responsabilité du CASNAV et la découverte enthousiaste des travaux des chercheurs sur les questions de migration, mobilité, minorisations et d’apprentissage ou d’appropriation des langues vivantes de scolarisation. Quelle qu’ait été ma fonction durant ma carrière, je dois dire aussi que j’ai globalement bénéficié de la confiance de mon institution, ce qui a m’a permis de toujours pouvoir expérimenter de nouvelles formes de travail.

 

Daniel Coste : A considérer vos publications, on a l’impression qu’elles ont porté d’abord sur l’approche des textes littéraires, qu’il s’agisse d’auteurs tels Zola ou Camus, de courants comme le réalisme et le naturalisme ou d’un dramaturge contemporain comme Jean-Luc Lagarce. Dans quelle perspective avez-vous conçu ces travaux, destinés principalement à un public scolaire ? Et les choix des auteurs tiennent-ils aux fluctuations des programmes ou d’abord à un goût personnel ?

Maryse Adam-Maillet : Ces publications éparses (on pourrait ajouter Stendhal, Yourcenar, Sénèque, Platon, Vallès, Sartre…)  tiennent surtout à une ligne de conduite que je me suis fixée très jeune : répondre aux sollicitations plutôt que les devancer. C’est ainsi que je suis devenue inspectrice, parce qu’on me l’a suggéré… Sinon, je crois au dynamisme de la contrainte et j’ai toujours eu beaucoup de plaisir à avancer rapidement, avec une certaine naïveté (en clair sans lire toutes les critiques savantes), dans l’interprétation d’une œuvre, qui est finalement une sorte de médiation à l’usage des professeurs ou des étudiants. Donc, oui, pour répondre à votre question, des auteurs au programme des classes préparatoires, et aussi le fruit de discussions personnelles avec des chercheurs pour les quelques publications scientifiques. Mon disque dur, c’est la littérature.

 

Daniel Coste : On ne devient pas responsable d’un CASNAV par hasard. La scolarisation des élèves allophones suppose un engagement, une formation complémentaire, une autre manière peut-être de penser le rapport au français et à la pluralité linguistique. Est-ce que ces intérêts vous sont venus – pardonnez-moi l’expression – « sur le tard » ou les aviez-vous toujours portés ? Votre engagement avait-il pris d’autres formes auparavant et votre rapport au français incluait-il, dès avant, un intérêt pour la pluralité linguistique ? L’écriture orale de Lagarce et la reformulation de l’élève cherchant la bonne expression, même combat ?

Maryse Adam-Maillet : Mais si, on devient responsable de CASNAV par hasard ! Les inspecteurs de discipline peuvent se voir chargés de beaucoup de missions transversales comme celle-là (J’ai aussi par exemple hérité du théâtre auquel je ne connaissais rien non plus au départ). Mais il est vrai que j’étais très motivée pour le CASNAV en 2008, d’ailleurs pour de mauvaises raisons, parce que j’avais la naïveté de croire que le « FLE » pourrait vivifier le « FLM ». Evidemment je ne dirai plus ça comme ça aujourd’hui. L’avantage, à l’époque, c’est que je « savais mon ignorance », tout en retrouvant peu à peu conceptualisés dans les textes des chercheurs les résultats de mes observations empiriques en classe et en établissement comme professeure, formatrice, inspectrice. Mon intérêt pour les questions de langue a été profondément enraciné dans l’enfance. Ma famille valorisait la littératie et discutait avec délice des variations régionales du français, et j’ai toujours été fascinée par le bi-plurilinguisme de certains de mes camarades. A dix ans, je rêvais d’apprendre l’arabe. Tout cela n’était pas très outillé, mais l’envie était là. A 14 ans, je suis entrée dans l’anglais, ma langue élective, grâce au choc de la littérature. (En l’occurrence Lord of the flies). Sinon, j’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs de linguistique à l’université : Henri Bourcelot, auteur de l’atlas d’ethno-linguistique de la Champagne et qui nous a fait apprendre le Rousselot-Gilliéron avant l’API et, un peu plus tard, Joëlle Tamine dont la joyeuse liberté de penser la langue a été pour moi décisive. Je l’entends encore parler de Meschonnic ou de Mounin avec délice. Elle a mis fin, dans ma tête du moins, au clivage terrible littérature /langue, comme si la littérature n’était pas l’expérience de la langue. Pour finir, oui il y a une dimension de combat qui me plait infiniment dans la langue (pas au sens de polemos mais d’agôn, à la manière du Grand Combat de Michaux).  J’ai eu également le privilège insigne d’un séminaire complet avec Nina Catach, qui, à 26 ans, m’a débarrassée définitivement de l’encombrant psychodrame orthographique. Le tout est à replacer dans le contexte de mes années de formation : comme beaucoup d’étudiants des années 70, j’ai une conception fondamentalement politique de la transmission du savoir et une conscience aiguë des questions de domination, héritée également de l’histoire familiale. J’appartiens à une génération fondamentalement politique.

 

Daniel Coste : S’agissant de l’école et de la situation des élèves allophones, vous êtes connue pour vos analyses vigoureuse et sans concession. On ne saurait vous accuser de parler une langue de bois. Est-ce que cela a toujours été ou votre liberté de parole a pu d’autant plus s’affirmer que le dispositif des CASNAV s’inscrit dans des zones sensibles du système éducatif, mais opère à la marge ?

Maryse Adam-Maillet : Plus qu’une langue forte, j’ai essayé de parler une langue juste, qui ne jette pas le voile sur les questions de pouvoir et d’inégalités et les progrès qui restent à faire, qui peuvent être faits de façon volontariste, sans attendre des impulsions venues du haut centralisé. Avec toujours plus ou moins l’idée que je parle pour ceux qui sont empêchés de prendre la parole, en tenant une position assez rare, au carrefour d’une connaissance empirique très profonde du système éducatif et de l’information du réel par la théorie. Avec la croyance aussi que la vérité est une opération de dévoilement dans la langue, par la langue, de la langue, et qu’elle n’est pas une chose mais un acte. La liberté de parole que vous évoquez n’a pas commencé avec le pilotage du CASNAV. Avant de parler des allophones arrivants ou des Voyageurs, je parlais déjà de tous ceux auxquels on refusait socialement l’accès à la littérature et à la philosophie. La liberté de parole a toujours été présente dans mon exercice professionnel, elle provient, je crois, outre de l’histoire politique de ma génération, de l’habitus de ma discipline d’origine. Il y a chez les littéraires, un goût vif de la critique, du débat, de la parole vigoureuse, de la recherche de l’expression juste, du montage rhétorique, etc. On se fait parfois une image excessivement compassée de l’institution scolaire. Or, ce qui surprend les observateurs qui viennent d’ailleurs ou d’un autre univers professionnel, c’est la liberté de parole dans l’école française. Les visiteurs nous l’ont souvent dit. La loyauté, le dévouement à la cause de l’éducation sont critiques ou ne sont pas. Comment espérer œuvrer à l’amélioration de l’école si l’on n’est pas lucide sur les marges de progrès ? Quant à opérer à la marge s’agissant des CASNAV, oui et non. Oui, car les structures voient d’exercer sur elles, par assimilation à leurs publics ultraminoritaires quantitativement, des forces d’éloignement des centres de décision ; non, parce que le travail d’un CASNAV met en lumière ce qui fonde la réussite scolaire pour chacun : les conditions d’un apprentissage-enseignement réussi du français comme langue de scolarisation. On peut aussi noter que la guerre en Ukraine a  sans doute changé la donne, en termes de conscience par les décideurs de l’utilité des CASNAV.

 

Daniel Coste : A la marge, mais vous avez pu caractériser ces marges comme des « leviers systémiques ». Qu’entendez-vous par là ?

Maryse Adam-Maillet : Certes, les CASNAV travaillent avec des publics qui viennent de langues et de cultures souvent minorisées, mais la politique linguistique que peut mener un CASNAV est universaliste. Je suis fondamentalement restée inspectrice de lettres plutôt que responsable de CASNAV, en cultivant la vision la plus large possible de mon terrain professionnel. Je n’ai jamais été la pasionaria ou l’avocate des migrants ou des Voyageurs, ce qui m’intéressait en tant que cadre du système éducatif, c’est de travailler pour TOUS les élèves, et de mettre à disposition ce que le laboratoire du CASNAV permettait de modéliser, encore une fois, en termes de conditions de réussite scolaire, pour tous les enfants dont les langues ou variations de langues premières sont disqualifiées socialement. J’y inclus évidemment les parlers populaires du français. Cela étant dit, si l’on voit bien l’intérêt d’une formation de tous les enseignants aux questions d’apprentissage du français comme langue vivante, formation qui du reste existe très rarement, se pose aujourd’hui pour moi la question des changements d’échelle. Si je suis sûre empiriquement qu’on peut mener avec succès une politique linguistique de classe, d’école, d’établissement en faveur du plurilinguisme, de l’apprentissage du français de scolarisation, de la littératie et de la réussite scolaire universelle, le passage à une échelle macro n’a pas encore été pensé techniquement. Modéliser bottom up à échelle locale est une chose, projeter une politique nationale centrale pour tous les contextes dans une école qui reste globalement attachée à un modèle exclusif et monolingue en est une autre. Notre expérience, couplée à celle de l’académie de Grenoble, avait pu cependant largement contribuer à la rédaction de la circulaire ministérielle de 2012 sur les CASNAV.

 

Daniel Coste : Grâce au dynamisme de l’équipe qui le compose et avec le concours recherché d’enseignants-chercheurs de l’université, le CASNAV de Besançon a acquis une notoriété certaine dans le domaine. Quelles leçons tirez-vous de cette réussite ?

Maryse Adam-Maillet : Nous avons bénéficié d’un concours de circonstances : la présence d’un CLA[2] connu dans le monde entier à Besançon, d’une université dynamique dans le domaine du FLE qui ont pu former des enseignants qualifiés, la longévité de l’équipe (plus de dix ans, c’est rare dans l’institution scolaire). Enfin, la liberté de mouvement que nous a laissée l’institution, sur un territoire, la Franche-Comté, qui est aussi historiquement un laboratoire social, nous a permis de beaucoup expérimenter et de commencer à essayer de modéliser les contextes et les modes d’apprentissages, grâce à la coopération avec la recherche.  Il est difficile de tirer des leçons au sens d’un cahier des charges qui pourrait servir de couteau suisse, sauf sur quelques principes d’action, car le travail n’a eu de sens que par rapport à un territoire régional singulier. Mais tout CASNAV est une structure fragile, dont la forme même est un hapax dans le système éducatif (ni service administratif, ni structure de gestion ni institut ni établissement…) à la merci des changements de personnes et des resserrements budgétaires. En éducation, les réussites ne sont jamais acquises ni installées, le mouvement pour faire vivre le pôle du CASNAV de Besançon ne doit pas s’arrêter, des voies nouvelles restent à expérimenter et sont déjà tracées, par exemple du côté de la langue des formations et disciplines professionnelles et de l’intelligence artificielle.

 

Daniel Coste : Dans nombre de vos interventions vous soulignez l’importance de la coopération. D’autres pourraient y voir un slogan trop usé, un vœu pieux toujours répété. Quelle définition et quelle extension donnez-vous à cette notion, et à partir de quelle pratique, de quelle expérience ?

Maryse Adam-Maillet : Oui, oui on peut entendre un côté boy scout dans cette histoire de coopération. En fait, j’emploie souvent le terme parce qu’il est dans la loi d’orientation sur l’école, qui institue la coopération comme mode ordinaire de travail pour les acteurs du système éducatif (et non la concurrence et non la discipline hiérarchique et non une superbe position libérale…). De mon point de vue, la question du pouvoir est centrale. On ne travaille pas avec des publics minorisés à grands coups d’organigrammes pyramidaux. Il faut de la fluidité, de l’horizontalité, de la chaleur et du respect dans les relations humaines. L’indispensable leadership n’a rien à voir avec la caporalisation ; j’ai beaucoup discuté avec les enseignants dits de terrain (je ne raffole pas de l’expression) et acquis la conviction qu’une expertise est collective, réseautée ou n’est pas. La complexité des situations scolaires des allophones ou des Voyageurs est telle que seul un collectif peut l’informer et la dynamiser. Je tiens les petits chefs en horreur. Le premier écueil pour un CASNAV, c’est la bureaucratisation, c’est de se transformer en une officine qui administre impersonnellement des positionnements ou des ressources sans que personne soit responsable du destin scolaire des élèves. On a besoin surtout d’une interaction constante et sécure entre personnes qui reconnaissent leurs compétences mutuelles et se font confiance… « CASNAV » est à mes yeux le nom d’un bien commun, d’un réseau réuni par strates autour de besoins, de recherches, de valeurs, de formations, de ressources, et ne devrait pas désigner seulement une poignée de permanents.

 

Daniel Coste : Dans un très remarquable article de 2021 de Recherches en didactique des langues et des culturesintitulé « ‘Parlez votre langue !’ Injonctions plurilingues et violences symboliques faites aux élèves allophones », vous dénoncez certaines formes de la valorisation pédagogique des langues familiales des élèves. Faut-il, selon vous, sortir d’une vision enchantée du plurilinguisme et toujours le resituer dans des rapports de forces inégalitaires ? La reconnaissance de l’autre le rejette-t-elle aussi parfois dans une altérité enfermante ? Est-ce que cela relève aussi d’un « plurilinguisme en questions », pour reprendre le titre de votre abécédaire quizz ?

Maryse Adam-Maillet : Vous mettez là en évidence une articulation de mon parcours que je comprends seulement maintenant grâce à votre question. Tout à la joie de découvrir les travaux en didactiques plurilingues, j’ai connu une brève phase « horizon enchanté », en mode lune de miel théorique. La réalité des dynamiques inclusives dans ce champ de forces complexe qu’est l’éducation nationale y a vite mis fin. Il faut composer sans cesse, entre ce qui est et ce que l’on aimerait voir advenir. Une UPE2A[3] n’est pas un bocal à part ni un dispositif douillet. L’étayage est parfois aussi rude que la réalité à laquelle les élèves vont devoir s’adapter.  J’ai dû moi-même faire mon deuil d’un rêve où la seule présence maïeutique de l’élève plurilingue « magique » aurait amélioré la classe ou l’établissement et contribué à transformer en douceur les pratiques pédagogiques.  Je sais aujourd’hui que ce travail ne peut être que celui des adultes et qu’il va mettre en évidence des formes de violence dans les rapports sociaux. La dialectique se joue sur le fil entre une altérisation initiale (le besoin éducatif particulier) nécessaire pour déroger aux parcours ordinaires (ce que certains chercheurs réduisent parfois à une catégorisation ségrégative en faisant fi de l’aspect réglementaire des choses)  et la projection de la réussite future, qui, sans priver l’élève de sa singularité ni de sa capacité à se construire, doit le libérer au plus vite de représentations et catégorisations fixistes et essentialistes de la part de son entourage. Entre la négation de l’autre et son adoration ignorante, il devrait y avoir place pour une relation humaine fondée sur la reconnaissance de l’appartenance commune à l’humanité et sur la réciprocité des échanges et des transformations au cours des processus d’enseignement-apprentissage.  Je crois que l’on peut échapper au rapport de force à force d’expérience et de réflexivité prises en charge dans un collectif. En revanche l’asymétrie de la relation avec un public vulnérable ne peut pas ne pas être prise en considération. Même si cette relation est au départ asymétrique, (adulte VS, enfant d’ici VS d’ailleurs, détenteur de la langue majoritaire du savoir VS porteur de langue autre, non encore instruit) elle ne l’est que provisoirement, comme toute relation pédagogique et éducative. Ce qui m’a frappée, c’est parfois le retour du refoulé de la part des nouveaux convertis au plurilinguisme, qui n’ont pas encore eu le temps de développer une expérience interrogée et outillée par les discussions et la lecture. Face à un enfant ou adolescent issu d’une minorité, la condescendance revient vite. Je ne m’excepte nullement de ce mouvement, j’ai mis à peu près deux ans à régler la langue que j’utilisais pour parler avec justesse des publics scolaires entrant dans le champ d’action des CASNAV.  J’en reviens finalement au poison de la domination, qui, en l’absence de science et d’effort sur soi, infiltre autant les intentions qui se veulent bonnes que les manœuvres malveillantes d’exclusion.

 

Daniel Coste : Vous avez, avec Aziz Jellab, publié Pour un établissement scolaire équitable (2017). Dans l’article de 2021 vous défendez une « éthique de la relation ». Quelle articulation établissez-vous entre ces deux visées ? et quelle place y ont les dimensions langagières ?  

Maryse Adam-Maillet : On ne peut pas penser l’équité en éducation sans faire surgir la question de la langue, qui est au cœur de tous les apprentissages comme elle est au cœur de la fabrication du sujet humain configuré par ses interactions avec autrui. Or, il se trouve qu’en France l’approche technique de la langue française en tant que langue vivante parmi d’autres langues vivantes n’existe pas en éducation. Les représentations du français restent morcelées ou impérieusement idéologiques, et, finalement, imperméables à un demi-siècle de travaux scientifiques, au point qu’on peut sérieusement interroger la schize entre la gouvernance centrale du système éducatif et la recherche en didactique des langues, français compris. Ce serait d’ailleurs en soi un objet de recherche qui n’a jamais été investigué. Un établissement équitable est un établissement où l’on reconnait pleinement l’autre en reconnaissant ses langues ou variations de langue (pour les francophones en L1), ce qui facilitera l’acquisition raisonnée et contrastive de la langue de scolarisation standardisée et normée. C’est aussi un lieu où le plurilinguisme est légitimé, valorisé et fait partie de l’éducation de tous, allophones autochtones, allophones arrivants ou enfants qui n’avaient à leur répertoire qu’une seule langue en arrivant à l’école avant leur apprentissage formel d’une autre LV. A mes yeux, ce n’est pas du tout une affaire de tolérance, rien à voir avec un discours culturaliste cache-misère, s’ouvrir à la diversité, s’enrichir de nos différences, etc. Reconnaitre l’autre comme un autre soi-même pour reprendre un titre de Ricoeur, voilà qui n’a rien à faire avec la morale au sens commun, c’est une opération éthique fondamentale, opération avant tout logique, qui instaure l’égalité théorique entre les sujets humains. Cela permet la capacitation, ouvre pour autrui le pouvoir d’agir sur son destin lorsqu’autrui est dans une situation asymétrique de vulnérabilité. Les philosophes (Ricoeur, Levinas, Kant) n’ont pas théorisé les dimensions langagières de ce processus de reconnaissance mutuelle et réciproque, mais on voit mal comment ils pourraient s’en abstraire, s’agissant d’une interaction subjective et incarnée. La langue est la peau psychique du sujet humain, à la fois intime et sociale :  comment pourrait-on le reconnaitre sans reconnaitre la langue ou les langues par quoi le monde a peu à peu pris sens pour lui ? Des centaines de fois, j’ai vu s’éclairer de l’intérieur, redevenir eux-mêmes, les enfants ou adolescents qui écoutaient ou produisaient des langues premières en contexte scolaire. C’est spectaculaire.  Encore une fois si la relation pédagogique doit être reconnue comme asymétrique pour devenir pleinement émancipatrice, il ne s’ensuit pas qu’elle soit vouée fatalement à la domination, à la manipulation, au rapport de force. Je dois cette expression d’« éthique de la relation » à Joëlle Aden, reformulant une intervention au colloque du Mans en 2019. Dans le cadre d’un CASNAV, la formule ne s’applique pas seulement à la relation pédagogique, mais aussi aux relations entre les divers acteurs professionnels du système, avec les parents d’élèves co-éducateurs, ainsi qu’aux relations collaboratives avec les chercheurs. Pour terminer, je voudrais souligner, parce que cela va à l’encontre des images pseudo-religieuses de mission qui circulent encore s’agissant de la prise en charge de publics vulnérables, qu’une relation éthique en éducation n’est pas une oblation masochiste ni une contention : c’est une source très positive et gratifiante. Laisser jouer les langues dans l’enseignement-apprentissage, raisonner sur le français comme sur les autres langues du répertoire des élèves et des enseignants, permet à tous d’accéder au bonheur d’apprendre efficacement dans les différentes disciplines. Bref, nous avons besoin de joie en éducation comme ailleurs, et le plurilinguisme, l’amour des langues, sont des voies royales de ce point de vue.

Daniel Coste : Merci !!!

 

Entretien réalisé par Daniel Coste

 

[1] Classe préparatoire aux Grandes Écoles.

[2] Centre de Linguistique Appliquée.

[3] Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants.