Grand entretien avec Jean-Paul de Gaudemar

Recteur des académies de Strasbourg, Toulouse, Aix-Marseille,

DGESCO, Recteur de l’AUF, 1991-2019

entretien réalisé par Pierre Escudé et Daniel Morgen

 

PE : Jean-Paul de Gaudemar, vous avez un parcours institutionnel impressionnant dans le domaine de l’Éducation nationale, de la construction d’une politique académique (vous avez été recteur de l’académie de Strasbourg de 1991 à 1997 ; de Toulouse de 1997 à 2000 ; d’Aix-Marseille, de 2004 à 2012) à celle qui pendant 4 ans (2000-2004) vous a mené à la tête de la DGESCO[1], véritable centre névralgique du ministère. Vous avez été également conseiller pour les affaires d’Éducation et de recherche auprès du Premier ministre (2012-2014) et du ministre chargé de l’enseignement et de la recherche (2014-2015), et enfin recteur de l’AUF (2015-2019), c’est-à-dire en charge de l’institution universitaire de la francophonie. Trois académies à caractère marqué par une « langue régionale » importante (alsacien-allemand, occitan) engagement dans la francophonie à l’échelle du monde, font de vous une personne qui a traversé sur 30 ans, et par l’axe spécifique de la politique linguistique pour laquelle l’on vous doit quelques-unes des circulaires nationales les plus pionnières dans le domaine du bi-plurilinguisme, l’évolution de la politique en faveur des langues à l’école et à l’université, en France évidemment mais aussi en faveur de la langue française de par le monde. Vous veniez d’un autre univers auparavant, celui de la DATAR[2] (en 1982, vous avez débuté comme chargé de mission puis responsable d’équipe, puis de1985 à 1987 comme directeur-délégué adjoint – n°2 au côté du Délégué à l’Aménagement du Territoire -, puis enfin de 1987 à 1994, vous avez présidé le Conseil Scientifique de la Datar) .

 

« Faire des langues régionales un élément d’ouverture pédagogique et sociale »

PE : Jean-Paul de Gaudemar, en quoi vos fonctions à la Datar vous ont-elles (ou pas !) mené à1647311458228 une réflexion et un engagement qui ont été les vôtres, à la tête des différentes académies où vous avez été recteur ?

JPdG : Peut-être parce que je suis un provincial et fier de l’être, né près de Londres d’un père provençal et d’une mère catalane, formé avec passion à la langue allemande, j’ai toujours considéré l’Europe et ses régions comme mon territoire de référence, la diversité des langues comme un jeu que j’aurais aimé explorer bien davantage, et l’aménagement du territoire entendu comme « l’égalité des chances » des territoires comme une évidente nécessité politique.

Après l’École Polytechnique, j’ai choisi un chemin relativement rare à l’époque, celui de l’enseignement supérieur et de la recherche en économie. Parallèlement à l’École, j’avais en effet suivi un cursus d’économie m’ayant permis de soutenir une thèse de Doctorat puis de passer l’agrégation du supérieur et de devenir professeur de sciences économiques à l’Université d’Aix-Marseille, choix délibéré de ma part de revenir sur la terre de mes ancêtres après mes études à Paris. Tout le début de ma carrière a été marqué par ce choix et assez rapidement par ma focalisation sur des questions liées à l’aménagement du territoire.
C’est ce qui m’a conduit à la Datar au moment de la première grande alternance après 1981 et m’a, pour la première fois, donné le goût du service de l’État. Cette découverte de la haute fonction publique, de son intérêt comme de ses qualités, était très inattendue pour le jeune homme plutôt rebelle que j’étais. Mais elle ne m’a en réalité plus jamais quitté.

À la Datar, j’avais été choisi pour proposer des politiques d’aménagement rompant avec la tradition « gaullienne » des grandes infrastructures d’équipement ou d’industries lourdes, à un moment de forte crise structurelle de l’économie française. L’idée de base en était que le développement ou la sortie attendue de la crise viendraient désormais par la matière grise, les nouvelles technologies, l’innovation et donc l’éducation, la recherche, la culture, tous éléments de ce qu’on appellerait peut-être aujourd’hui le « soft power ». C’était un nouveau champ, peu exploré jusque-là par l’aménagement du territoire, surtout dans un pays aussi centralisé que la France. Mais un champ passionnant, non seulement en harmonie avec mon parcours, mais permettant aussi de remodeler en profondeur le territoire national. Au point que les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest (en gros le sud de la diagonale Caen-Marseille), les oubliées jusque-là de l’industrialisation, sont, dès lors, devenues les nouvelles bases du développement national. C’est ainsi que sont apparues des outils de « planification » comme on disait encore à l’époque, dans des domaines inédits. Je me souviens en particulier de la première carte des IUT que nous avions presque imposée à un ministère de l’Éducation nationale encore très centralisé[3]. Il est vrai que les grandes lois Defferre sur la décentralisation[4] n’avaient pas encore vu le jour. Mais j’ai eu la chance d’assister à leur naissance et de voir naître un aménagement du territoire beaucoup plus décentralisé, notamment avec les « contrats de plan État-Région », au sein desquels toutes ces questions de « soft power » prirent rapidement une place prépondérante. Lorsque j’ai quitté la Datar en 1987, pour revenir à l’université tout en créant et présidant le Conseil Scientifique de la Datar, cela m’a probablement valu d’être désigné par Lionel Jospin et son conseiller Claude Allègre comme le rapporteur général des Assises « Universités 2000 » qui ont joué un grand rôle dans le renouvellement des politiques universitaires.

Je pourrais développer longtemps mais pour aller à l’essentiel, il est clair que cela a nourri ma réflexion de futur recteur, soucieux à la fois de déconcentration, de décentralisation, et de plus grande autonomie régionale. Sur tous les plans de l’action éducative et de recherche, et donc sur la question linguistique. À condition qu’on ne la voie pas seulement comme un élément de patrimoine mais aussi comme des traits d’union au sein de l’Europe, comme des façons non pas de repli sur le soi ou sur le sol national mais comme de puissants éléments d’ouverture internationale. Je n’ai ainsi jamais conçu le système bilingue alsacien indépendamment de ce rapport à l’Allemagne et donc, à l’Europe. Mais il en fut de même, dans un autre contexte, plus difficile, avec l’occitan (dialectes languedocien et gascon sur l’académie de Toulouse, ou provençal sur l’académie d’Aix-Marseille) dans leurs relations avec les autres langues latines. Dans toutes mes circulaires, cet aspect est essentiel.

 

DM : Ai-je raison de penser que votre passage et vos responsabilités à la Datar et au Plan ont trouvé leur répercussion en Alsace dans l’aménagement du territoire alsacien en sites bilingues ? Souvenez-vous, les vingt sites bilingues complets du Contrat de Plan État-Région (CPER) 1994-1999 au sujet desquels vous me disiez que nous avions déjà quasiment réalisé l’objectif un ou deux ans après le début du développement des écoles bilingues français-allemand, et que nous allions en aménager d’autres ?

JPdG : Oui, comme je l’ai dit, l’aménagement du territoire a été pour moi une source très importante de connaissance et de compréhension de nos différents territoires. Je pense profondément qu’il m’a aidé à mieux comprendre et à comprendre plus vite ce qu’est l’Alsace, du moins certains de ses aspects car je n’ai pas la prétention de tout avoir compris. En arrivant en Alsace que je ne connaissais guère sinon de manière livresque, j’avais en tête ces questions. Et la localisation des sites bilingues choisis dépendait certes du caractère volontaire de leurs promoteurs, surtout au début, mais aussi de ce qui pouvait apparaitre comme une carte implicite des points forts possibles pour le bilinguisme. Il nous a fallu évidemment un peu de temps pour y arriver. Quant aux contrats de plan, nous étions aussi dans un domaine un peu plus tactique. Je savais que nous arriverions sans difficulté à une vingtaine de sites que l’on pouvait donc inscrire dans le CPERmais dans mon esprit il fallait que nous puissions démontrer que nous pouvions aller au-delà, de façon à confirmer le succès de ce modèle et de ses effets pédagogiques.

 

PE : Vous êtes en effet nommé en 1991 Recteur de l’académie de Strasbourg, historiquement marquée par son inscription double dans une culture française et une langue germanique, et de fait par son bilinguisme identitaire. Or, au moment de votre nomination, la situation est tendue pour des raisons de crispation idéologique sur la question des langues, de l’allemand en France, du bilinguisme, etc. Quel est votre souvenir de ces tensions, tant dans l’académie qu’au ministère ? Quelles en étaient selon vous les plus importantes causes ?

JPdG : Dans ma vie de recteur, j’ai connu des situations beaucoup plus tendues. Il y avait certes des crispations idéologiques sur la question des langues, avec d’un côté certains élus aux positions extrêmes, mais aussi un syndicat enseignant du primaire, le SNI[5] à l’époque, lui-même très fermé non seulement à la question de la langue régionale mais aussi à toute introduction d’une autre langue que le français dans l’enseignement primaire. En revanche, mon prédécesseur, Pierre Deyon, avait opéré une percée spectaculaire en faisant accepter le principe de l’allemand comme langue de référence régionale dont les dialectes alsaciens ne seraient que des variantes. On peut penser que c’était un compromis mais c’était un compromis intelligent en ce qu’il offrait la possibilité d’un certain déblocage politique. Cela m’a grandement facilité la tâche ultérieurement. Par ailleurs, du côté du ministère, il y avait Lionel Jospin, lui-même très ouvert sur ces questions-là. Au moment de mon arrivée, il avait reçu quelques jours auparavant une délégation d’élus alsaciens dont le sénateur Goetschy, un des « régionalistes » les plus radicaux avec d’autres élus plus modérés comme le sont en général les élus alsaciens. Je pense en particulier à Marcel Rudloff, le président de région ou au président du conseil départemental du Bas-Rhin Daniel Hœffel. Le communiqué issu de cette réunion avait apaisé la situation en rappelant le soutien de l’État à l’enseignement de l’allemand dans le primaire. Sous une forme relativement modeste mais qui pouvait laisser entrevoir d’autres perspectives. Et dès mon arrivée, malgré les frilosités du ministère, notamment dans sa direction des Écoles, j’ai toujours été soutenu par le ministre Jospin et son cabinet. Ils m’ont fait confiance à tout moment, ce qui me fut d’une aide considérable.

 

PE : En quelques années, la situation alsacienne semble apaisée, et vos premières circulaires sur le bilinguisme en 1993-1994 mettent sur rail une modalité d’enseignement bilingue qui désormais fait référence. Quelle a été votre politique et votre méthode pour arriver à ces résultats ? Quels ont été les éventuels freins, et les aides, sur le terrain et au ministère ?

JPdG : Ma politique peut se définir très simplement. D’abord par son objectif principal. En bon méridional, bien que frotté fortement de culture anglo-saxonne, je ne connaissais pas du tout l’Alsace. Mais j’ai compris très vite qu’il y avait là un territoire très particulier, passionnant autant par sa géographie que par son histoire, qui pouvait devenir un extraordinaire laboratoire biculturel, pour peu qu’on démontre ce que les jeunes scolarisés pouvaient y gagner.

J’ai donc pris plusieurs partis. Sur le fond, j’ai décidé d’axer ma politique sur une triple vision de la langue régionale. Pierre Deyon, mon prédécesseur en poste de 1981 à 1991, avait déjà accompli une partie du chemin en faisant reconnaitre l’allemand standard comme langue de référence. J’y ai rajouté deux composantes : la langue des pays voisins, Allemagne mais aussi Autriche et Suisse, ce qui était déjà une ouverture européenne ; l’allemand comme grande langue internationale génératrice d’une influence culturelle considérable dans de très nombreux domaines. Promouvoir le bilinguisme français-allemand, c’était donc à la fois promouvoir un patrimoine, une culture et une langue régionales, mais c’était aussi mieux rayonner sur un voisinage géographique et géopolitique et c’était encore fournir aux élèves les éléments d’une grande culture internationale. C’était donc le contraire d’un repli régionaliste, c’était au contraire une ouverture européenne et internationale considérable.

En termes de méthode, j’ai d’abord choisi la progressivité. Peut-être parce que j’avais senti que les Alsaciens n’aiment guère les changements brutaux, sauf s’ils sont convaincus de leur nécessité absolue, la première année, j’ai commencé par expérimenter dans quelques sites volontaires, une durée plus étendue du volume horaire consacré à l’allemand, à savoir 6h par semaine dont une partie sera attribuée à une discipline enseignée dans la deuxième langue  - principe de la DEL, discipline enseignée en langue 2, ce qu’au ministère on appelle une DNL ou discipline non linguistique. Il s’est vite avéré que cette expérience n’était guère concluante même si elle avait le mérite d’une approche « en douceur ». Elle n’était pas concluante car trop ambigüe dans ses objectifs pédagogiques. Trop ou trop peu, pourrait-on dire. « Zu viel oder zu wenig » ! Avant même la rentrée suivante, j’ai donc préparé une étape plus ambitieuse, celle d’un vrai bilinguisme à parité horaire (soit 13h en français, 13h en allemand en étendant du coup la part de la DEL. Un petit nombre de sites volontaires a été retenu de façon en particulier que le principe « une langue, un maître » puisse être respecté et en démarrant le plus tôt possible dans la scolarité, en l’occurrence dans des classes de moyenne section de maternelle (les petites sections suivront plus tard). Nous avions en effet la chance de disposer non seulement d’écoles volontaires mais aussi de maîtres soit allemands soit locuteurs natifs, et, ce qui est également très important, d’inspecteurs du premier degré eux-mêmes très engagés (dont Daniel Morgen sans lequel j’aurais eu bien du mal à conduire cette politique). Cette progressivité a « payé » de plusieurs manières. D’abord en ne s’appuyant que sur des volontaires, écoles, maîtres, encadrement. Ce qui a permis de suivre très attentivement ce qui se passait en bien ou en mal et d’en tirer les leçons. En corrigeant donc systématiquement toutes nos erreurs de débutants. Ensuite en jouant auprès des parents le maximum de transparence, notamment en matière d’évaluation des acquis des élèves. Dès le départ, un rapport annuel d’évaluation a été rendu public dans toute l’académie, et notamment auprès du comité de pilotage de cette expérience au sein duquel se retrouvaient non seulement l’État (pas uniquement l’Éducation nationale mais également la Préfecture, les affaires culturelles…) mais aussi les collectivités, région, départements, grandes villes…). En ce sens l’expérience n’était pas le seul fait de l’académie mais bien celui de la région tout entière à travers ses divers représentants.

De ces évaluations est très vite ressorti le constat que les enfants issus des classes bilingues obtenaient de bons résultats scolaires, plutôt meilleurs que ceux de classes comparables. Nous avons été très prudents dans l’interprétation de ce constat les premières années. Il se pouvait en effet que nos échantillons fussent biaisés parce que composés d’enfants dont les familles étaient particulièrement motivées par ces enseignements et présentaient sans doute des caractéristiques particulières. Mais au fur et à mesure que le réseau se développait nous avons bel et bien constaté que cet apprentissage bilingue obtenait des résultats de bonne qualité, souvent meilleurs que dans les classes témoins non bilingues, même dans les zones les plus difficiles (puisque certaines écoles de ZEP[6] sont venues s’adjoindre au réseau). Cela a évidemment contribué à renforcer notre conviction de l’efficacité pédagogique et des effets bénéfiques d’un enseignement bilingue, du moins quand les conditions requises étaient correctement remplies.

À travers ces évaluations, nous voulions dissiper les craintes de certains parents, réticents parfois à l’acquisition précoce d’une autre langue que le français (position partagée pendant longtemps par des syndicats de maîtres parmi les plus représentatifs). Mais nous voulions aussi montrer que cette affaire concernait non pas seulement le champ pédagogique mais le territoire tout entier, qu’il pouvait s’agir d’un phénomène sociétal. Il serait absurde en effet de considérer qu’un enseignement bilingue, même à parité, suffise à assurer aux enfants un bilinguisme naturel. Leur environnement non scolaire doit aussi en porter la marque. Outre les « comptes pédagogiques » que nous souhaitions rendre à nos partenaires, parents, collectivités, autres représentants de l’État, etc…, nous voulions aussi faire passer ce message de la nécessité de rendre cet environnement lui-même un peu plus bilingue, dans la vie familiale et communale notamment qui constitue le décor le plus fréquent des enfants de cet âge.

Grâce à cette progressivité, à la continuité de l’effort (y compris sur le plan financier car le modèle bilingue coûte plus cher à son démarrage) et à cette transparence institutionnelle, le réseau s’est étendu chaque année par simple contagion, en continuité de classes comme en nouveaux sites. J’aurais du mal à dire que nous avons connu beaucoup de freins puisque tous les sites étaient ou sont peu à peu devenus volontaires. Mais un frein, essentiel, a été celui du manque d’enseignants locuteurs natifs ou suffisamment bilingues pour que le principe « une langue, un maitre » puisse être partout respecté. Nous avons hélas parfois été obligés de déroger à ce principe faute de maîtres. J’avais été frappé à mon arrivée à Strasbourg par le faible nombre d’étudiants en allemand (moins d’une soixantaine de licenciés par an si ma mémoire est bonne, et souvent mauvais locuteurs). Je ne suis malheureusement pas sûr (euphémisme !) que la situation soit différente aujourd’hui. D’où nos efforts pour grossir ces contingents. Le concours spécial de recrutement des enseignants du premier degré est heureusement arrivé à point nommé, par l’arrêté du 3 janvier 2002 (Journal Officiel du 5 janvier), peut-être un peu tard mais il témoigne de ce que le ministère, au niveau politique, avait compris l’importance de ce qui se passait. Cela n’a jamais été suffisant mais en termes de légitimité comme d’attractivité, cela a joué un rôle très positif.

 

DM : Vous écrivez au sujet de l’allemand, langue de référence des dialectes alémaniques et francique que c’était « un compromis qui offrait la possibilité d’un certain déblocage politique. » Le terme de « compromis » m’étonne. Compromis avec quelle autre conception de la langue d’Alsace ? « Déblocage » me plaît davantage : déblocage des non-dits, des refoulements, de l’affectivité ?

JPdG : Le terme de compromis est pris ici dans un sens positif. Compromis entre les tenants du français-point-final avec un peu d’enseignement d’allemand à côté, et les partisans d’un alsacien dialectal non réductible à l’allemand standard. La proposition de Pierre Deyon m’est donc apparue fort intelligente comme peut l’être un bon compromis qui n’est jamais une compromission. D’où le déblocage alors rendu possible. En revanche j’hésiterais à parler de « schizophrénie alsacienne » comme on l’entend parfois. Je pense au contraire que vous avez la chance de pouvoir vivre cette double appartenance culturelle. A condition qu’une Histoire trop nationaliste ne vous ait pas convaincus par avance que vous deviez choisir entre les deux. Les Alsaciens sont peut-être parmi les rares à pouvoir se dire des « Européens heureux » !

 

DM : Ce que je voulais souligner, c’est que grâce à la définition de Pierre Deyon – qui lui a d’ailleurs été fournie par les universitaires strasbourgeois -, nous n’avons plus eu à avoir honte de parler allemand et/ou un dialecte allemand, parce que l’allemand c’est aussi notre langue. Les recteurs Pierre Deyon et vous-mêmes nous avez réconciliés avec notre langue régionale, qui après 1945 était devenue « la langue des nazis ». Et de fait, certains « Français de l’intérieur » s’étonnent que les Alsaciens soient d’aussi bons Français, et même meilleurs français que d’autres compatriotes. Avez-vous une explication ?

JPdG : J’avoue ne pas trop comprendre ce que signifie cette assertion ni ce qu’est un « bon français ». Je pense toutefois que les régions françaises qui ont connu une invasion, récente et redoublée comme celle de l’Allemagne, sont forcément plus tentées de réaffirmer régulièrement leur attachement à la France. Mais par ailleurs les Alsaciens tiennent beaucoup à leur autonomie régionale, ce qui montre bien aussi les limites de ce type d’assertion.

 

DM : Qu’est-ce qui vous a inspiré votre vision triple de la langue en Alsace, cette triplicité régionale, transfrontalière et internationale : la langue des parlers régionaux, la langue du proche voisin – elle-même superposée aux mêmes parlers régionaux -, la grande langue internationale ?

JPdG : Une évidence à mes yeux : faire des langues régionales un élément d’ouverture pédagogique et sociale, éviter le repliement sur soi. Éduquer : c’est ouvrir vers ! D’autant que la parenté entre langues est toujours source d’enseignement et de meilleure compréhension, de soi et des autres. Comment par ailleurs mieux construire l’Europe qu’en rappelant ce qui nous unit ?

 

PE : Nommé à Toulouse en 1997, vous menez une politique linguistique en faveur d’une sensibilisation, d’une initiation extensive à l’occitan, et du bilinguisme français-occitan, méthodologie intensive d’apprentissage par les langues, ouverte sur cette académie en 1989. Sur ce nouveau terrain académique, quels sont les points communs et les différences d’avec l’Alsace ? Y a-t-il des freins ou des aides spécifiques ?

JPdG : À Toulouse le contexte était très différent. Et d’abord sur un point essentiel, celui des locuteurs effectifs de l’occitan. Si en Alsace on pouvait, du temps de mon rectorat, estimer à au moins 25% la population de locuteurs réguliers de l’alsacien dans ses différentes variantes, ce chiffre n’avait pas d’équivalent en région Midi-Pyrénées. Le pourcentage réel restait assez flou, sauf peut-être dans les zones les plus rurales et, de toute façon, étant donné la taille de la région [huit départements, l’équivalent d’une fois et demie la superficie de la Belgique], avec de fortes variantes entre le nord-Aveyron par exemple et la Gascogne pyrénéenne. Restait néanmoins un atout important, celui de l’appartenance à la famille des langues latines qui permettait non seulement d’éviter certains débats autour de l’occitan lui-même, de sa dénomination par ses locuteurs, de sa naturelle diffraction en dialectes, etc., mais aussi de passer les frontières et d’éviter une nouvelle fois l’enfermement des langues régionales sur elles-mêmes. C’est ce qui fut fait, outre l’enseignement de l’occitan lui-même comme « langue régionale », avec le développement des « parcours romans », au sein desquels des enseignants, souvent sur un mode partagé entre disciplines, enseignaient à la fois l’occitan, l’espagnol, le catalan, l’italien, voire le portugais et bien sûr le latin.

Mon ambition en matière d’enseignement bilingue fut, en revanche, plus modeste qu’en Alsace, même si quelques sites furent installés. Mais l’enthousiasme alsacien faisait défaut, même parmi les collectivités locales dont la sympathie pour la « langue régionale » n’allait pas forcément aussi loin. La relative pénurie d’enseignants a également beaucoup joué. Des jumelages internationaux intéressants avec l’Aragon et la Catalogne ont permis toutefois quelques initiatives originales. Par ailleurs, la durée de mon séjour a été relativement brève (3 ans à peine), ce qui est trop peu pour une entreprise de longue haleine en ce domaine.
Mais j’ai toutefois récidivé en Provence à partir de 2004, malgré les inévitables querelles entre tenants de l’occitan et provençalistes mistraliens et un contexte national devenu alors moins porteur… J’avais d’ailleurs prévenu le comité régional constitué pour piloter cet enseignement que je ne voulais pas entendre parler de ces querelles, et que j’acceptais a priori toutes les variantes souhaitées ou souhaitables de la « langue régionale » pourvu qu’elles soient enseignées par un enseignant qualifié et qu’elles continuent à s’appuyer sur la parenté linguistique latine ou romane. Je crois que nous avons bien réussi à maintenir voire à amplifier dans certaines zones l’enseignement, également à travers le soutien à certains sites privés. Mais malgré la durée de mon séjour, nous n’avons pu réussir à avoir une approche bilingue comparable à celle de l’Alsace. À l’évidence, aucun élément du contexte ne s’y prêtait de la même manière.

Sauf un qui mérite d’être signalé : l’École internationale attachée à la construction du grand équipement ITER à Cadarache[7]. Une des conditions mises à l’accueil de ce grand équipement en France était la construction d’une École internationale offrant une pluralité de langues aux enfants des employés venant du monde entier. En accord avec la région, il fut décidé de construire cette « École » (en fait un cursus complet du primaire jusqu’au bac) à Manosque.  Je l’ai conçue sur le modèle alsacien, c’est-à-dire comme un enseignement à parité, mais cette fois pour six langues (anglais, italien, espagnol, allemand, chinois, japonais si ma mémoire est bonne). Une aventure extraordinaire développée là aussi peu à peu, avec les mêmes difficultés que celles rencontrées en Alsace sur la question des maîtres mais avec la même préoccupation d’en faire plus qu’une école, ce que l’on pourrait appeler un écosystème. Étant donné l’environnement familial des enfants, ce fut en un sens plus facile mais aussi très exigeant.

 

PE : Votre position de Directeur de la DGESCO vous mène pendant quatre années (2000-2004, soit la fin du gouvernement Jospin, et le début d’une longue période initiée en 2002 par le retour de la « droite » au pouvoir) à la tête de la grande machinerie de l’administration politique du ministère de l’Éducation nationale. Avez-vous senti une évolution, une inflexion de cette politique en faveur du plurilinguisme, de la reconnaissance du multilinguisme national, des langues dites étrangères ou dites de l’immigration – notamment dans les représentations et les réflexions qu’en ont le personnel politique, comme administratif au plus haut niveau de l’échelle où vous étiez ?

JPdG : Pendant le gouvernement Jospin et le ministère Jack Lang, j’ai pu étendre à toutes les académies des textes inspirés de mes expériences précédentes en Alsace et en Midi-Pyrénées (cf. les circulaires nationales sur les langues régionales de 2001, 2002 et 2003 signées au nom du ministre). Sur un plan plus général, la question des langues a acquis une importance plus grande, me semble-t-il avec la généralisation du Cadre européen de référence des compétences en langues (CECR) publié par le Conseil de l’Europe en 2001 (réactualisé plusieurs fois depuis, et devenu par le BO du mois d’aout 2005 le texte sur lequel s’adosse a priori toute politique linguistique désormais) et une ouverture internationale plus grande du système éducatif, y compris avec l’extension de systèmes d’évaluation internationaux dont tous n’étaient pas favorables à la France (PISA par exemple même s’il ne portait pas sur l’enseignement des langues). Mais, contrairement à ce qui semble se passer aujourd’hui, le système éducatif s’est beaucoup plus ouvert et j‘espère y avoir contribué à travers les différents textes publiés sous ma direction pendant cette période. En témoignent le développement important des sections européennes ou internationales, le lancement ou le renforcement de plusieurs bacs internationaux (ABIBAC, BACHIBAC, ESABAC, …) y compris dans l’enseignement technique et professionnel. J’avais d’ailleurs à l’époque constitué un réseau européen informel des DGESCO (ou de leurs équivalents car les structures ministérielles étaient très diverses) et je participais à celui plus formel des directeurs généraux de la formation professionnelle. Toutes occasions de plaider pour l’ouverture et les échanges entre nos différents systèmes. Je crains malheureusement que ce réseau DGESCO n’ait depuis disparu…

Après 2002, les ministres L. Ferry et X. Darcos ont continué de soutenir cette politique d’ouverture. Ce n’est qu’avec l’arrivée de F. Fillon (31 mars 2004-31 mai 2005) que j’ai senti une inflexion plus restrictive – dont le référendum de 2005 sur l’Europe a d’ailleurs été l’illustration. C’est le moment où, trop en désaccord avec la politique impulsée par le ministre, j’ai considéré que je devais quitter mon poste.

 

PE : Vous avez parlé plus haut de « contexte très différent » en fonction des académies, en fonction des langues de France, ce qui est une réalité ; mais n’est-ce pas paradoxal pour un ministère au fonctionnement « national » et qui traite normalement de manière nationale toute politique scolaire ? Le traitement des « langues de France » a toujours été particulier –j’utilise ici un euphémisme – dans la politique scolaire et linguistique nationale. Celle-ci semble bifrons, entre d’un côté un monolinguisme français qui flatte une certaine nostalgie nationaliste et de l’autre une fascination béate et tout azimut pour l’anglais international, avec les résultats médiocres que l’on sait pour les deux langues (PIRLS 2016 ; Eurydice ; PISA ; etc.). La demande de terrain est désormais bien peu prise en compte et rarement écoutée. L’offre, développée par les textes que vous rappeliez et qui vous doivent beaucoup, n’existe plus. Le « management » ministériel écarte de la réflexion les principaux acteurs du système éducatif. Cet ensemble de signaux, si vous en partagez l’analyse, ne vous semble pas inquiétante pour la prise en compte et le développement des langues de France, pour notre bilinguisme interne, celui des élèves d’aujourd’hui et des citoyens de demain, pour la vie démocratique même de notre République ?

JPdG : Je comprends le sentiment que vous exprimez et je crois qu’il est malheureusement fondé au vu du constat de ces dernières années.

Il me semble toutefois qu’un élément de réponse tient à la vitalité propre des langues comme le basque et le corse, voire le breton. Quant à l’allemand, s’il n’a certes pas besoin de l’Alsace pour exister, à l’inverse l’Alsace bénéficie de cette proximité, ce qui d’ailleurs contribue à légitimer l’enseignement bilingue que nous y avons développé. Je crois donc que la prise en mains par le corps social régional reste le premier facteur déterminant pour la vitalité d’une langue.

On ne peut en effet tout attendre d’une institution, aussi puissante soit-elle comme notre Éducation nationale, aussi motivés soient ses dirigeants … d’une époque. J’ai moi-même insisté mille fois sur l’absolue nécessité que l’environnement régional porte une langue autant, voire bien davantage, que ne peut le faire une école qui, au mieux, dispensera la langue moins d’une quinzaine d’heures par semaine, soit l’équivalent d’une grosse demi-journée. Le basque, le corse, voire le breton sont à l’évidence mieux portés par une dynamique régionale plus intense que ne connaissent pas ou plus assez nos régions occitanes, surtout si elles ne font pas l’effort non seulement de se rappeler leur patrimoine mais également de jouer avec leurs cousines latines ou romanes.

Je crois enfin (mais là je m’aventure sur un terrain que vous connaissez beaucoup mieux que moi) ces langues comme le basque ou le breton ont des caractéristiques linguistiques qui renforcent cette volonté d’appropriation par les populations régionales, là où nos langues latines se sont beaucoup plus facilement fondu dans le moule français. L’argument ne vaut pas pour le corse mais la Corse a aussi une autre histoire.

 

PE : Je désire rappeler les termes de votre circulaire académique de Toulouse (1999) – qui doit beaucoup à celle de Strasbourg, 1997, et qui annonce la circulaire nationale de 2001, la seule aussi positivement dynamique dans les textes nationaux – car elle édicte les enjeux de l’offre d’enseignement bilingue français-langue de France :

La langue et la culture occitanes sont le produit de l’histoire du territoire où vivent nos élèves. Connaître et comprendre cet espace implique de les prendre en compte, sous des formes et à des degrés qui peuvent être divers. Elles sont une partie intégrante de notre héritage culturel. Les oublier n’est pas un signe de modernité mais une perte de substance.

Leur enseignement contribue ainsi :

- à l’intégration de nos élèves dans une région dont la langue et la culture sont un patrimoine auxquels ils doivent avoir accès, dans notre pays, la France, dont la diversité est une richesse qu’il convient de préserver,

- à l’activation de voisinages linguistiques et culturels. La langue et la culture occitanes, présentes aussi en Italie et en Espagne, sont au centre d’un arc roman qui relie les péninsules italiques et ibériques. Le domaine d’oc sert ainsi de transition vers l’Europe du Sud et en son sein.

L’apprentissage de l’occitan dans cette perspective de promotion régionale et d’ouverture vers les langues et cultures voisines peut faire émerger ce sentiment de pluri-appartenance et favoriser la démarche qui mène à l’édification d’une Europe harmonieuse, assumée de l’intérieur par de nouvelles solidarités euro-régionales facilitées par des proximités linguistiques et culturelles valorisées.

JPdG : En reprenant les termes de ma circulaire, vous avez d’ailleurs surligné comment, en peu de mots, on peut ouvrir une brèche dans le silence et l’inaction qui jusque-là caractérisaient les LVR.

En fait, je crois certes à l’utilité de l’action « par en haut » (sinon je n’aurais pas fait ce que j’ai fait) mais en même temps, peut-être parce que j’ai été acteur moi-même, je n’aime guère donner des leçons à ceux qui sont sur le terrain maintenant. Mais pour autant, je crois qu’à plusieurs niveaux, une action est possible. La preuve en est d’ailleurs dans le fait que je n’ai pas commencé comme DGESCO à m’intéresser à ce sujet-là mais comme recteur. J’avais certes la bienveillance du ministre mais vous vous souvenez peut-être qu’à l’époque, toute l’administration de l’EN était plutôt contre, y compris le principal syndicat d’enseignants. Et j’ai remis ça à Toulouse, donc sans légitimation nationale autre que la bienveillance officieuse d’un ministre, et d’un premier ministre. Et je suis convaincu, comme je l’ai observé ici ou là qu’à chaque niveau hiérarchique peut s’attacher un niveau d’action pertinent. L’École pourrait donc beaucoup en effet, à condition qu’elle rassemble ceux qui savent s’échapper du mainstream, ce qui n’est pas toujours le cas. Elle pourrait donc beaucoup mais elle ne peut pas tout.

L’École a autant besoin d’être portée par son écosystème qu’elle peut contribuer à sa transformation. Je ne suis évidemment pas favorable à l’extinction d’une langue comme l’occitan, vous le savez, mais cette langue a besoin de faire sentir qu’elle est vivante. Sinon, elle connaitra le destin du latin, en pire. Et, comme le démontre l’exemple du latin, l’École ne peut suffire à la rendre vivante.

 

« Le pays où l’on s’intéresse le moins à la Francophonie est sans aucun doute la France, même au plus haut niveau »

PE : Vous avez été Recteur de l’AUF[8] de longues années : quelle a été votre « politique » ? Quelle évolution avez-vous notée sur l’intérêt porté sur le plurilinguisme par les partenaires francophones – notamment la France - ? Et quelles actions avez-vous menées qui vous ont paru les efficaces pour ce développement ?

JPdG : Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, ce n’est pas la question linguistique qui m’a le plus préoccupé pendant mes années à l’AUF (2015-2019). Ou, dit plus précisément, ma question première était celle de savoir ce qu’un réseau universitaire aussi important pouvait apporter à ses membres et en quoi il pouvait être attractif pour d’autres membres. Au début de mon mandat, le réseau devait compter moins de 800 membres, il a dépassé le millier à son terme. Certes le partage d’une langue aide beaucoup mais il faut se souvenir que ce partage n’est que partiel. Parmi les membres en effet, une forte minorité avoisinant les 40% ne sont pas francophones, ils ont seulement un certain nombre d’activités en français, non seulement département de français mais filières ou laboratoires francophones. Cette distinction correspond en partie à la distinction entre membre titulaire et membre associé. J’ai d’ailleurs créé une troisième catégorie de membre, dite « observateur », destiné à intégrer des universités non francophones mais désireuses de faire aboutir un projet francophone dans les trois ans à venir.

De ce fait, dans une grande partie du réseau, le multilinguisme était la règle, et dans certains pays il n’était pas rare que l’on discutât de francophonie en anglais, en espagnol, en russe, ou dans de très nombreuses langues dominantes dans telle ou telle partie du monde. Même en chinois puisque nous avions quelques membres en Chine. Le réseau à mon départ s’étendait en effet sur plus de 115 pays. J’ai par ailleurs noué des relations de coopération fructueuse avec l’ACU (Association of Commonwealth Universities), qui est un peu l’équivalent de l’AUF dans le Commonwealth et avec l’AIU-IAU, (l’Association Internationale des Universités), toutes deux principalement de langue anglaise.

Pour dire les choses plus directement, ma préoccupation principale ne fut pas de poursuivre le discours classique sur les beautés et les vertus de la langue française comme on l’entend trop souvent dans certains milieux, mais plutôt de voir comment un tel réseau pouvait aider ses membres à résoudre leurs principaux problèmes en tant qu’établissement d’enseignement supérieur et de recherche. Ces problèmes, communs dans tous les pays du monde, se résumaient à mon sens à trois principaux : la qualité de l’enseignement et de la recherche, l’employabilité des diplômés, et enfin la capacité des universités à jouer leur rôle sociétal et territorial dans leurs pays ou leurs zones de recrutement, notamment en matière de développement économique, social ou culturel. Ce qui soulevait la question du double rôle de l’université, celui de son universalité (scientifique) comme celui de sa territorialité (son ancrage dans un territoire déterminé). Et me faisait revenir du même coup aux questions de l’aménagement du territoire et du développement.

L’intérêt de l’expérience francophone et de son réseau était donc de pouvoir transmettre ou inventer les bonnes pratiques dans ces domaines. La langue n’était donc plus l’objet premier du réseau mais l’outil, le véhicule facilitant ce type d’échanges. Ce qui devenait premier c’était la promotion de l’université elle-même, bien plus que la langue française. Et de ce fait la langue française y gagnait fortement en influence parce qu’elle ne se contentait plus de se contempler dans son beau miroir mais se proposait de trouver un maximum de solutions aux problèmes rencontrés par les universités. De ce fait, je dirais volontiers que, grâce à l’AUF, je n’ai cessé de me mouvoir dans un univers multilingue.

Un mot peut-être encore sur un aspect qui n’a cessé de me surprendre : le pays où l’on s’intéresse le moins à la Francophonie est sans aucun doute la France, même au plus haut niveau. Pour les universités, parmi les plus grandes, ou le monde de la recherche, l’obsession de gagner leur légitimité dans le monde anglo-saxon ou asiatique a marqué à l’évidence la période récente, classements internationaux divers aidant. Une certaine évolution a toutefois commencé à se faire sentir quand, du fait notamment de cette nouvelle stratégie de l’AUF, beaucoup d’établissements français ont commencé à se réintéresser au monde francophone comme « marchés » potentiels. Mais la concurrence est désormais très rude, non seulement parce que le gouvernement a pris récemment des mesures peu favorables aux étudiants non-européens mais aussi parce que d’autres systèmes sont plus attractifs, en qualité comme en termes d’aides. Il est ainsi notable que le beau réseau d’établissements français secondaires à l’étranger ne produit que trop peu d’étudiants venant étudier en France.

 

« Ce qui me frappe peut-être le plus en France, ce sont les apparentes contradictions de notre politique linguistique. »

 

PE : Fort de ces quelques quarante années au plus haut de la haute administration française, quel regard portez-vous sur notre politique linguistique, à l’égard de notre propre patrimoine multilingue ?

JPdG : Ce qui me frappe peut-être le plus en France, ce sont les apparentes contradictions de notre politique linguistique. Ouverte et fermée. Fermée au sens où la Constitution limite considérablement l’enseignement bilingue ou multilingue puisque qu’elle décrète que la langue de l’enseignement est le français, acceptant du bout des lèvres un enseignement bilingue avec nos langues de France, pouvant aller jusqu’à la parité mais pas davantage[9]. Ouverte au sens où la France est un des pays où un grand nombre de langues est enseignée, ce qui est loin d’être le cas dans d’autres pays. Mais avec un quota d’heures qui ne peut en aucun cas viser un bilinguisme hors d’atteinte. On pourrait parler d’un objectif plus culturel que linguistique, les enseignants eux-mêmes recourant souvent davantage au français qu’à la langue elle-même.

 

PE : Ce qui semble être une incapacité à gérer la diversité des langues sur notre territoire, le voyez-vous dans d’autres espaces également ?

JPdG : Il y aurait par exemple beaucoup à dire sur ce que l’on a appelé pendant longtemps les ELCO[10], ces classes destinées à maintenir pour les enfants un lien avec leur langue d’origine, la plupart du temps en convention avec les pays d’origine, arabe et turc notamment. Ces enseignements semblent avoir disparu, sous cette forme du moins, du paysage scolaire. Outre le fait que les flux d’immigration se sont transformés, je me souviens, dans cette Alsace aux fortes communautés turques, des nombreuses difficultés rencontrées pour inspecter ces enseignements prodigués par des enseignants fournis par le gouvernement turc, ne parlant pas français la plupart du temps et souvent suspects de promouvoir un islamisme non compatible avec la laïcité à la française.

Quant à « l’extérieur », je me souviens d’une anecdote lors de ma visite du lycée français de  Bonn en Allemagne. Demandant au proviseur de me faire visiter une classe bilingue, j’eus droit à une réponse offusquée : nous étions dans un lycée français qui devait être conçu comme tel et donc dans lequel il ne pouvait y avoir de classe bilingue ! C’était il y a plus de vingt ans et aujourd’hui les choses ont un peu évolué[11]. Je me souviens en particulier avoir inauguré en 2003 comme DGESCO une section européenne anglaise au Lycée français de Londres. Ce n’était pas grand-chose mais cela témoignait d’un début d’ouverture des lycées français à leur environnement.

Plus généralement j’ai souvent regretté cette frilosité de l’enseignement français à l’étranger, leur manque de porosité vis-à-vis de leur environnement. En Europe notamment où nous continuons d’avoir un nombre d’établissements français, à mes yeux, démesuré alors que nous devrions encourager la création d’établissements plus délibérément « européens », et donc au minimum bilingues.

 

« Si la langue de l’enseignement oublie les langues maternelles, il risque de ne plus concerner que les élites. »

 

PE : Peut-on savoir ce qui, selon vous, bloque dans les différents contextes que vous avez connus – trois académies si distinctes dans leur histoire et leur géographie, l’État-nation français, le territoire liquide de la francophonie – le développement du bi-plurilinguisme ? Alors qu’à l’évidence chacun de ces territoires est multilingue, que l’individu est dès sa naissance potentiellement plurilingue, que l’histoire de ces espaces fait de nos sociétés des sociétés plurilingues !

JPdG : Il est très difficile de répondre à pareille question tant les contextes sont différents. Mais c’est peut-être l’Afrique qui m’y a fait le plus réfléchir. La réalité africaine est en effet consubstantiellement multilingue, tant les États qui ont été constitués pendant la colonisation l’ont été sciemment sur des bases non ethniques. On estime à 2000 langues environ les langues parlées dans les 54 États africains. C’est dire si leur réalité est bien celle du multilinguisme, que l’on songe aux 250 langues du Cameroun ou aux 500 langues du Nigéria. On comprend que de ce fait, la tentation soit de se raccrocher à la langue commune, celle de la colonisation antérieure qui joue ipso facto le rôle de lingua franca, que ce soit le français, l’anglais, l’espagnol, le portugais ou l’arabe, pour l’essentiel. Mais en même temps on sait que ce sont pour l’essentiel les élites qui parlent ces langues-là et que les systèmes éducatifs associés souffrent de cette situation.

De là la question la plus lourde, celle de savoir comment on peut délivrer une éducation de qualité à des peuples dont la langue d’enseignement n’est pas la langue maternelle, et donc comment on pourrait ne pas réserver l’enseignement aux seules élites. En ce sens, ma conviction est que l’enseignement bilingue est le seul système efficace, du moins si l’on veut que les populations tout entières en bénéficient. Mais il suppose deux choses : la capacité à mettre en place les politiques publiques et les moyens adéquats d’une part, la volonté politique de le faire d’autre part. Je crains qu’en Afrique, aucune de ces deux conditions ne soient réalisées.

Mais le sont-elles ailleurs ? Le sont-elles dans nos pays développés, en France par exemple. Comme je l’ai déjà souligné, la France présente ce paradoxe d’enseigner beaucoup de langues, plusieurs dizaines au moins tout en affirmant toujours ce que l’on pourrait appeler sa souveraineté linguistique, vis-à-vis des autres langues « étrangères » comme vis-à-vis des langues régionales. Depuis deux siècles au moins, c’est une constante de l’histoire de France (même si le président Macron a voulu remonter plus loin en réhabilitant le château de Villers-Cotterêts pour en en faire un musée de la langue française). Et les traités européens, rappelons-le, n‘ont jamais voulu transférer la compétence éducative à l’Union Européenne. Il est probable de ce point de vue que cet instrument de souveraineté demeure, d’autant plus qu’à travers la francophonie il est considéré comme un élément essentiel du « soft power », de l’influence française dans le monde. Cela n’interdit certes pas de lancer des initiatives et de le faire avec un certain succès mais ce contexte politique ne peut être ignoré.

 

DM : le narrateur de Francophonie meurtrie, votre roman paru en mai 2022[12], plaide pour un bilinguisme francophone : français-wolof,  français-lingala,  français- arabe… Qu’en pense Jean-Paul de Gaudemar ?

JPdG : Mon obsession c’est celle d’un enseignement adapté à son peuple. Si la langue de l’enseignement oublie les langues maternelles, il risque de ne plus concerner que les élites. Le problème de l’Afrique est bien celui-là. Certains pays ont commencé à faire ce choix avec une certaine reconnaissance dans l’enseignement primaire de certaines langues locales. N’oublions pas que si l’on dénombre environ 2000 langues en Afrique pour 1,4 milliard d’habitants, cela fait un ratio moyen de 700 000 locuteurs par langue (plus que l’Islande ou le Luxembourg), sans compter des langues comme le swahili par exemple ou le yoruba et bien d’autres, parlées par des dizaines de millions de locuteurs. Pourquoi, au moins pour ces langues, ne pas envisager un bilinguisme avec l’anglais ou le français, ou le portugais ? Et rompre ainsi avec toutes les ambigüités de la langue de l’ancien colonisateur, en se réappropriant sa propre langue tout en apprenant simultanément quelque chose comme une lingua franca

 

Pour aller plus loin : jeanpauldegaudemar.substack.com

 

Notes

[1] Direction Générale de l’Enseignement Scolaire

[2] La Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action (puis à l’attractivité) régionale, créée en 1962 dans le but de préparer les orientations et de mettre en œuvre la politique nationale d’aménagement et de développement du territoire est dissoute en 2014.

[3] Les IUT (Instituts Universitaires de Technologie), créés en 1965 en application de la première tranche du plan du ministère de l’Éducation nationale dans le cadre de la réforme qui porte le nom du ministre Christian Fouchet, répondent à la pression démographique du post-bac et aux besoins importants en techniciens supérieurs qualifiésdes « trente glorieuses ». Les quatre premiers IUT sont créés à Rouen (spécialité chimie), Nancy (spécialité biologie appliquée), Paris (spécialité électronique) et Toulouse (spécialité construction mécanique). La carte des premiers IUT montre une volonté de planification territoriale : Bordeaux, Grenoble, Lille, Montpellier, Nancy, Nantes (et Angers), Orléans, Paris (Orsay et Cachan), Poitiers, Reims, Rennes, Rouen et Toulouse.

[4] « Les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 ont modifié la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’Etat. De 1982 à 1986, 25 lois complétées par environ 200 décrets se succèdent. C’est ce qu’on a appelé l’Acte I de la décentralisation ».

[5] Syndicat National des Instituteurs.

[6] Zones d’Éducation Prioritaire, créées en 1981 – devenues REP, Réseau d’Éducation Prioritaire en 1999.

[7] Réacteur thermonucléaire expérimental international, projet international de réacteur nucléaire de recherche civil à fusion nucléaire, créé en octobre 2007.

[8] Agence Universitaire de la Francophonie.

[9] La circulaire du 14 décembre 2021 vient de reconnaitre un dépassement de la stricte parité horaire dans l’enseignement bilingue français-langue de France: « L’objectif des classes bilingues et des sections bilingues, de la maternelle au lycée, est d’assurer une maîtrise équivalente du français et de la langue régionale, que ce soit par la parité horaire hebdomadaire dans l’usage des deux langues ou par l’enseignement bilingue par la méthode dite immersive. »

[10] L’Enseignement Langue et Culture d’Origine (ELCO), dispositif créé en 1977, propose des cours de langue et culture aux enfants de parents immigrés, avec des maîtres payés par les pays conventionnés. L’arrivée plus importante d’élèves allophones a pour conséquence la création, en 2012, des Unités Pédagogiques pour Élèves Allophones Arrivants (UPE2A), élèves par ailleurs « inclus » dans les classes ordinaires. Cette structure formative remplace les classes d’accueil (CLA) et les classes d’initiation pour non francophones (CLIN).

[11] Cf. la circulaire pédagogique de rentrée 2012 de l’AEFE, signée par Joëlle Jean, promouvant bilinguisme et intercompréhension.

[12] L’éditeur L’Harmattan présente ainsi le roman : « Plusieurs éminentes personnalités africaines francophones sont assassinées par un mystérieux commando nostalgique de la Françafrique. Pourquoi ces meurtres ? Que craint ce groupe quant à l’évolution actuelle de l’Afrique et aux dérives de la Francophonie ? Sig, un entrepreneur du numérique éducatif, navigue au milieu du monde universitaire africain et des organisations francophones en essayant de comprendre pourquoi ces personnalités ont été assassinées, et ce qu’il va advenir de cette francophonie officielle à défaut d’être réelle. A travers ce périple comme à travers sa relation amoureuse avec une anthropologue spécialiste du vaudou, il tente de comprendre les tendances qui bouleversent le continent, notamment dans ses politiques éducatives. Plus généralement comment doit-il adapter sa stratégie d’entreprise à une Afrique reprenant possession de ses propres langues tout en gardant son ouverture internationale ? Meurtrie, la Francophonie l’est à travers ces meurtres mais aussi à travers ses propres incompréhensions de l’évolution en cours du continent, dont l’intrigue du roman et sa résolution finale sont les révélatrices. »