Une première lecture des Propositions pour une meilleure maîtrise des langues vivantes qu’ont rendues ses auteurs (Rapport Taylor/Manes) au ministre de l’Éducation nationale ne peut pas faire autre chose que répondre aux attentes « de l’opinion » et des marchés. La réussite de chacun, notamment de ses propres enfants, comme celle de notre « commerce extérieur » (p. 3) ne peut passer que par la « maîtrise » de la lingua franca. Langue de Shakespeare ou Wall Street English comme les affiches du métro la désignent, voici le sésame incontournable. A ce jour, l’anglais n’est-il pas déjà « appris » par près de 99% de la population scolaire ? Le souci pour nous, (petits) Français, c’est que nous sommes « bien au dernier rang des pays européens quant à la maîtrise des langues étrangères enseignées à l’école, que ce soit en première ou en deuxième langue. » (p. 3). Aussi, comment faire pour pallier ces carences et cette nullité ? Et bien : encore plus d’anglais, plus tôt, plus longtemps, plus fort.

La question de savoir si, étant devenus « bons » en anglais, on le sera dans la « maîtrise des langues vivantes » comme la question de savoir si, étant « bons » dans d’autres langues vivantes, on peut également l’être en anglais, ne sont pas vraiment posées. C’est là où le bât blesse, à l’heure du Brexit et du retour des nationalismes, d’un certain unilatéralisme pourfendu par notre président de la République à l’ONU (« la voie de l’unilatéralisme conduit au repli et au conflit ») ou quand sa plaidoirie pour une Europe forte de son multilinguisme est rappelée par le rapport (p. 27) :

« Mais je veux surtout vous faire toucher du doigt que vos générations ont à conjurer cette Europe en plusieurs langues ! L’Europe du multilinguisme est une chance inédite. L’Europe, ça n’est pas une homogénéité dans laquelle chacune et chacun devraient se dissoudre. Cette sophistication européenne, c’est cette capacité à penser les fragments d’Europe sans lesquels l’Europe n’est jamais tout à fait elle-même. Mais c’est ce qui fait que partout, quand un Européen voyage, il est un peu plus qu’un Français, qu’un Grec, qu’un Allemand ou qu’un Néerlandais. Il est un Européen parce qu’il a déjà en lui cette part d’universel que recèlent l’Europe et son multilinguisme. »

Il y a plusieurs langues dans notre société, chacun le sait. Et dans notre société scolaire, ce multilinguisme est nourri d’abord du français qui, sous toutes ses formes, est le plus souvent l’unique langue d’apprentissage, mais aussi des langues vivantes étrangères (parfois régionales) enseignées, et enfin, des langues des territoires et des élèves, parfois invisibilisées mais bien là. Bref, verser à haute dose du glyphosate dans le champ scolaire fera-t-il mieux pousser l’écosystème de langues (nationales et européennes en particulier) qui sont les éléments fondamentaux de nos identités et de notre histoire (c’est le rapport qui le dit)… et la capacité multilingue, identité de notre continent ?

On aura remarqué que l’ordre des auteurs dans la signature du rapport (le journaliste Alex Taylor est placé avant l’Inspectrice Générale d’anglais Chantal Manès) semble montrer que le document a davantage valeur d’élément de communication que d’analyse experte de la situation scolaire. Et comme il s’agit de champ scolaire, les enjeux plus holistiques du rapport des langues (unique moyen d’entrer dans les consignes, les codes et les comportements) avec les compétences individuelles et collectives, les aptitudes à l’inclusion, à l’apprentissage, au développement des compétences cognitives de nos élèves, auraient sans doute pu être davantage mis en relief. Apprend-on autrement que par les langues – à commencer par le français ?

 

Tout est dit dans le rapport

Cependant, une lecture plus attentive du rapport montre que tout y est dit. L’anglais est « langue incontournable mais non unique » (p. 24). Aussi, comment travailler ensemble ces langues, « étrangères et régionales » (p. 41) sinon dans une « démarche dite interlangues » (p.8) ? Au-delà des programmes et des méthodes, comment traiter l’apprentissage des langues dans une réflexion et dans une pratique où les notions de transfert, de comparaison, bref, d’éducation langagière globale, semblent incontournables ? Que signifie être ensemble si l’on vit séparés ?

L’enquête Survey 2012 est à juste titre convoquée, mais pas analysée – ce n’est pas le but du rapport. Oui, les Français sont les plus « mauvais ». Mais pas en langues, seulement, si l’on peut dire, en LV1 (= qui est l’anglais). Les meilleurs (toujours dans la même LV1) sont de loin les élèves de Suède, de Malte, des Pays-Bas. Qui connait la réalité historique et linguistique de ces pays comprend le pourquoi de ces résultats. Les Polonais sont bons en anglais ; mais ils sont « nuls » en allemand : l’histoire peut-elle également expliquer ce paradoxe scolaire ? Les Suédois sont « nuls » en espagnol, eux que l’on vante les meilleurs en langues ; les français sont bien meilleurs que les Suédois en espagnol. Les Espagnols sont bons en français, les Belges néerlandophones sont bons en allemand. Bref : disons-le, la proximité linguistique est un élément explicatif majeur dans la réussite en langues.

Autre enseignement de Survey : l’effet « langue incontournable ». Il se referme sur de nombreux pays : pour les Suédois, l’espagnol est « hardly useful » (= ça ne sert à rien ; Survey p. 87). Et quand les Anglais apparaissent enfin : ils sont encore plus « nuls » que les Français en LV1 (qui est, pour eux, la langue française) : leur langue étant « universelle », à quoi bon en apprendre une autre ? Les pays à « petite langue » ont davantage d’intérêt et de facilité à entrer dans une langue de communication nationale. La conception que nous construisons et transmettons de notre propre langue nationale aurait-elle un effet sur les compétences de nos élèves à … sortir du français pour aller vers l’anglais ? Survey 2012 mène donc à toujours se souvenir que nos langues sont intriquées à des paramètres linguistiques (système roman, germanique…) et historiques, identitaires, affectifs (construits par les systèmes scolaires eux-mêmes) sur lesquels on ne peut faire l’impasse. Le rapport Taylor/Manes rappelle l’idéologie nationale monolingue du système français, et une sorte de fatalité qui irait du français unique langue en France vers l’anglais, unique langue au monde.

Si l’on pose une fois pour toutes la réalité du multilinguisme, on peut cependant bâtir solidement pour aller vers des compétences en langues, alors transférables. Comment penser l’articulation didactique entre langues : français + LV1 + LV2 ? Comment traiter de l’apprentissage chez un grand nombre de nos élèves traversés par des langues souvent non scolaires et qui ont de ce fait un droit de cité bien réduit dans le rapport : langues régionales, langues transfrontalières, langues des familles (0 occurrences contre 143 pour la langue anglaise) ? Enfin, comment préparer les futures « élites » françaises, en CPGE littéraire, en écoles d’ingénieur, à l’université, qui n’ont d’autre choix que l’anglais à entrer de plein pied dans une « Europe du multilinguisme, chance historique pour l’Europe » (p. 27) ?

  

Les bonnes pistes sont là ! Seront-elles suivies ?

Effet d’écriture subliminale pour quelque destinataire (l’opinion publique ? le décideur institutionnel ?) qui souhaitait les conclusions avant l’analyse des causes ? Le rapport pose explicitement quelques pistes essentielles glissées dans la tarte-à-la-crème du tout-anglais-pour-tous-tout-de-suite.

D’abord, apprendre EN langue. C’est ce qui se passe aussi en France dans les classes européennes ou internationales, certes peu développées, lorsque l’on fait de la DdNL (les programmes de 2013 ont les premiers parlé de « discipline dite non linguistique » et on renverra à notre document collectif, devenu outil indispensable de formation). C’est également ce qui se passe dans les écoles bilingues où l’on apprend dans deux langues les matières scolaires… et où, en apprenant les contenus scolaires, on apprend les langues dans ce qu’elles sont de spécifique et de commun dans leur fonctionnement.

Or, Survey 2012 nous apprend que des 15 pays concernés par l’étude, c’est en France, en Grèce et en Croatie que cette didactique intégrative (0 occurrence pour ce mot) est la moins utilisée. Qui plus est, la France est le pays dont les professeurs de langue sont les plus « hyper-spécialisés » (comprendre : on y apprend chaque discipline de manière tubulaire). Juste le contraire de la Finlande, star européenne de PISA, où les classes de DdNL se font avec 40 élèves et 2 professeurs (chacun étant bivalent) spécialiste d’une discipline d’apprentissage pour l’un (mathématiques + sciences), de la langue d’apprentissage pour l’autre (finnois + français, par exemple).

La question de la grammaire. Elle semble souvent évacuée de la méthodologie actionnelle pour laquelle « la tâche finale » est tout, la conscientisation de la langue, peu. Ce point est à réfléchir avec le précédent. Apprendre EN langue, dans le système bilingue et dans le cadre de l’apprentissage d’une LV1 ou LV2 signifie bien que l’on ne peut faire l’économie de la comparaison des codes (morphologiques, syntaxiques, phonologiques, lexicaux) de langue à langue : et c’est là que les compétences scolaires (= en d’autres langues, à commencer par la langue nationale d’apprentissage) et les langues premières des élèves sont fondamentales. L’identité linguistique qui se bâtit consciemment en classe est une donnée importante de l’acquisition scolaire des automatismes de chaque langue. Or, l’abus de fluidité de « communication » dans l’apprentissage des langues a mis de côté les stops et les haltes que sont les points de fixation, de consientisation grammaticale. A ce sujet, corréler le rapport Taylor-Manes avec PIRLS permettrait d’observer que ce n’est pas faire « plus de grammaire » qui permet de développer davantage de compétence en compréhension de texte (littératie). Les élèves de CM1 français sont 22e sur 24 pays européens chez PIRLS : ils font 100 heures de plus de langue nationale en moyenne que tous les autres élèves. Mais en tout, sur les 330 heures de langue nationale, la moitié est consacrée au code, traité hors de toute « littératie » (= tout texte écrit ayant un sens social ou individuel, qui ne soit pas 100% linguistique mais où la part de « référent », par exemple disciplinaire, est comprise.) Pas faire plus, mais faire autrement : c’est-à-dire comprendre comment fonctionnent les langues. Ferdinand Buisson le préconisait dans son Dictionnaire de Pédagogie dès 1882 quand il souhaite « un apprentissage expérimental et non dogmatique » basé sur la comparaison des langues : « nous nous convaincrons que les exemples tirés des autres langues (…) peuvent nous être d’une aide journalière dans les démonstrations que nous avons à faire au sujet de la langue française. »

Enfin, le rapport cite et pointe deux exemples concrets glanés en Europe. Le système scolaire en Sarre (Land frontalier de l’Alsace) où l’ordre des langues est dès le plus jeune âge : allemand + français + anglais. Pour des raisons historiques, encore : le français n’est pas langue étrangère en Darre où 40% de la population a des compétences en cette langue. Raisons économiques et « européennes » évidemment. Mais raisons scolaires avant tout : mettre l’anglais avant effacerait définitivement le français. De même, mettre l’anglais avant l’allemand effacerait les compétences alémaniques en Alsace. Et mettrait en défaut les raisons historiques, « européennes », et en péril les raisons « économiques » – individuelles ou collectives – de cette région transfrontalière.

Dernier exemple, l’école bilingue irlandaise : on y apprend en deux langues, anglais et gaélique. Le gaélique, après avoir été effacé par le monolinguisme national et son École, a désormais statut de langue nationale. Les autres langues (langues des familles) sont valorisées dès le plus jeune âge, et l’activité des parents est requise : pas de conflit de loyauté entre le monde de l’école et le monde de l’enfant. On apprend ensuite des langues vivantes étrangères (dont le français) : on commence par les langues les plus proches et on va vers les langues étrangères. Cela est la principale raison de réussite. Le rapport insiste sur l’intérêt d’un tel bilinguisme (p.24 et p.27). En effet, le bilinguisme précoce paritaire anglais-gaélique (il existe également dans l’Education nationale française avec l’allemand, le basque, le breton, le catalan, le corse, le créole, l’occitan) présente des résultats intéressants avec de meilleurs résultats dans les tests en langue nationale (apprise avec 50% de temps scolaire en moins), de disciplines comme les mathématiques (apprises dans les deux langues), puis dans l’apprentissage d’une LV1 et LV2 (qui sont en fait les troisièmes et quatrièmes langues « maîtrisées ») du fait de développer : plasticité dans la discrimination et la phonologie, transfert de codes, ouverture et adaptabilité à l’altérité des sons et des concepts nouveaux, inclusion dans la territorialité d’une langue et conscience d’appartenir à une sphère culturelle qui s’élargit naturellement quand adviendront les autres langues, « étrangères » comme le français en Irlande. On n’est pas plus intelligents, on a juste développé ce qui distingue Homo Sapiens du reste du règne animal : la capacité plurilingue qui développede manière exponentielle la fonction première, invisible et inaudible, du langage abstrait.

 

Une question scolaire fondamentale, ici et ailleurs

Donner à tous les Français la compétence en anglais est sans nul doute un horizon bien louable. Mais il n’est nullement prouvé que c’est en écartant les autres langues, notamment celles qui sont bien plus proches (les langues transfrontalières que sont l’allemand, l’italien, l’espagnol) que l’on y accèdera le mieux. On fait du tort à l’anglais en l’essentialisant, en le posant comme ayant la capacité formidable de remplacer toutes autres langues et de les rendre toutes, hélas, « hardly useful ». On fait aussi du tort aux apprenants dont l’horizon sera réduit à l’universalité (l’unilatéralisme ?) … d’une seule langue. Car in fine si aucune langue ne fait de l’ombre à la langue (dite) universelle, la langue (dite) universelle fait de l’ombre à toutes les autres. Et si la langue (dite) universelle n’est qu’une lingua franca, langue de communication, elle ne peut être langue de conceptualisation, c’est-à-dire langue des véritables apprentissages.

Le rapport ouvre donc au débat et à l’argumentation. Une proposition que l’on pourrait recommander, mais qui est en filigrane nous semble-t-il, est pour le dire vite celle d’une éducation langagière globale, une didactique intégrative (éveil aux langues, DdNL, bilinguisme tempéré) traitant ensemble les contenus des disciplines scolaires et les langues qui permettent d’y accéder – au premier rang desquelles, s’il faut le dire, la première langue d’apprentissage qu’est le français et la première langue étrangère, l’anglais. Dans la capacité d’entrer dans les apprentissages qui requiert une sécurité face aux apprentissages, la prise en compte de ce que peut et de ce que sait déjà l’élève est fondamentale, elle se trouve notamment dans sa construction langagière propre.

Nous souhaitons hautement que le rapport ne puisse pas être lu trop rapidement, et ses conclusions tirées avant toute analyse des causes et des conséquences de la réalité de ce que sont les langues, en France et à l’École. Plusieurs questions sont ainsi en débat :

-          la question de la formation des professeurs, évidemment posée en lettres d’or par le rapport ainsi que celle de la présence des langues dans le concours du professorat des écoles (n’y étaient-elles pas avant 2008 ?). Comment développer une formation d’enseignants dans la bivalence (apprendre EN langue ; habilitation en DdNL) ? Proposer une vraie formation en didactique des langues, apprendre à prendre en compte des réalités langagières en jeu dans chaque élève, en chaque classe – renversement copernicien par rapport à l’idéologie didactique de l’étanchéité disciplinaire et de la normalisation langagière. De même qu’il y a éducation physique et artistique, développer une éducation linguistique, à partir des nombreux existants de notre système. A défaut, l’apprentissage de la langue resterait une mécanisation étanche de la langue et de contenus intransférables.

-          Valoriser le développement d’autres réalisations en d’autres langues (langues vivantes étrangères notamment frontalières et régionales) sur un territoire national intriqué dans un espace historisé, transfrontalier et « européen ».

-          Peser les conséquences qu’un même rapport pourrait avoir dans les autres pays européens : anglais pour tous en Allemagne, en Italie (c’est le cas déjà), en Espagne, en Europe centrale, du Nord, orientale ; absence du français dans les filières de DdNL ou les systèmes « bilingues » (c’est le cas dans l’exemple madrilène cité dans le rapport, strictement anglais-espagnol) ;disparition du français dans les filières post-bac des pays européens (quels arguments donner aux professeurs de français de l’université Charles de Prague quand leurs étudiants n’ont pas la possibilité de parler français dans leurs stages dans les banques ou les nombreuses entreprises françaises installées en République Tchèque ?).

-          Peser les conséquences pour les pays de la francophonie si la France opte pour une politique linguistique menée à devenir largement monolingue en anglais. Les pays d’Afrique, notamment du Maghreb, ou la nouvelle francophonie appelée de ses vœux par le président de la République aurait toute légitimité à souhaiter également une réussite individuelle et collective qui n’adviendrait qu’en anglais. Si la France se fige dans la « langue incontournable » qui n’est pas le français, qui aura cœur à apprendre le français ? Si ce ne sont les irréductibles partisans de « cet idéal rêvé de plurilinguisme » (rapport p. 25).

Jouer ou apprendre langue contre langues est la meilleure façon de contredire ce que peuvent être les langues, des vecteurs fondamentaux d’apprentissage du monde et de soi. L’Ecole est là pour l’apprendre !

Pierre Escudé