Ecrit sous la tutelle de la pensée de Boltanski et Bourdieu (Le fétichisme de la langue) et de Frédéric Mistral – « Qu’un pople toumbe esclau / Se tèn la lengo tèn la clau / Que di cadeno lou deliéuro » – cet ouvrage du sociolinguiste Philippe Blanchet place aussitôt le travail de son auteur dans une généalogie d’engagement où la langue est intriquée aux notions de pouvoir politique et d’identité culturelle collective.

Ecrit dans une première personne très engagée, l’ouvrage construit un édifice conceptuel, pragmatique et politique nourri du long cheminement de son auteur et avance dans une voie que Philippe Blanchet défriche avec des outils théoriques choisis avec une subjectivité (politique et linguistique) parfaitement assumée. Le travail sur la discrimination parle donc du plus profond de soi, dans une histoire personnelle et généalogique qui est celle d’une langue (ici l’occitan) et celle de populations stigmatisées pour la langue qu’ils parlent – si cette langue ne correspond pas à l’étymon construit par la figure du Pouvoir (politique, culturel, économique, idéologique).

L’enjeu du livre de Philippe Blanchet est de traiter d’un « domaine de discrimination largement ignoré » (11-28), totalement invisibilisé dans les textes-cadres et les travaux érudits traitant du champ de la discrimination. Le premier temps de l’analyse est donc de rendre visible le phénomène de discrimination linguistique (29-66). Comme toute pratique sociale, « la langue » comme lieu de production, d’échange, de formalisation, de représentation, d’identification, est un « moyen et un enjeu de domination et de pouvoir. » Philippe Blanchet propose dans sa théorie des langues d’observer comment le processus qualitatif de minoration (telle langue est minorée, stigmatisée, par l’idéologie de la norme) est lié au processus quantitatif de minorisation (réduction de la sphère de production et de fréquentation de telle langue, puisque mineure dans un espace « démocratique » donné) pour mener au « processus extrêmement puissant de minoritarisation » – et expliquer comment telle langue devient de fait « minoritaire » sur son propre espace historié. La troisième partie de l’ouvrage (67-104) décrit la manière dont « s’est déployée et maintenue la glottophobie ». Ici, le sociolinguiste retrouve ses droits et pointe la responsabilité des grammairiens et linguistes – les « experts » de « la » langue – dans les processus de désocialisation et de déshumanisation des langues. C’est parce que l’on fait des langues des phénomènes abstraits, vitalistes, que les langues peuvent mourir, et que l’on peut faire abstraction des phénomènes sociaux et culturels en jeu dans la pratique et l’invention spontanée des langues. A la page 76, deux conclusions intermédiaires nous semblent de grande importance :

« 1- Il n’y a pas de pratiques linguistiques (de « langues ») sans locuteurs qui les font exister, ni d’humains sans pratiques linguistiques ; 2- les pratiques linguistiques jouent un rôle central dans l’identité individuelle et collective, dans l’interprétation du monde, dans la socialisation de la personne et dans ses relations aux autres et au monde, à la base même de la vie sociale. »

De fait, la standardisation langagière menée par les instances de normalisation conduit à des pratiques qui sont celle que la linguistique nomme « diglossie » (usage haut d’une langue dominante vs usage bas, privé, familial, pour une langue devenue dominée) et « insécurité langagière. » Cette « insécurité » est notoirement reconnue dans le monde scolaire pour être l’une des causes de ce que l’on nomme désormais « illettrisme » – après avoir été nommé « handicap linguistique. » C’est donc dans la sphère de l’enseignement, sphère première et globale dans une société « moderne », que Philippe Blanchet traite tout d’abord de l’insécurité linguistique et de la glottophobie avant d’intervenir dans le champ ouvert tout azimut de « l’exclusion sociolinguistique. »

Mais c’est autour de « la glottophobie en pratique » (105-160) que l’ouvrage devient sans doute le plus passionnant. Ce long chapitre fait encore référence à l’Ecole et décline par un grand nombre d’exemples cette glottophobie, hégémonique et invisible, mais toujours présente sur les langues dites régionales (une courte épistémologie des textes institutionnels aurait pu ici être développée), les langues devenues d’immigration, les aspects sociaux de l’usage du français (les « registres de langue » ; les difficultés de maîtrise de langue, telle qu’attendue par certains maîtres et programmes scolaires nourris inconsciemment et en toute candeur d’une vision verticale et clivante de la langue et des moyens de son appropriation.) Cette déclinaison se nourrit d’exemples de pratiques dans les échanges formels et informels en milieu scolaire : courriers officiels, dialogues d’enseignants, témoignages si nombreux « d’anciens élèves du Midi » – rappelant en écho l’histoire propre à la généalogie de l’auteur. Mais au-delà du système scolaire, c’est dans tout le système institutionnel que Philippe Blanchet déniche des pratiques glottophobiques. Ce long chapitre se referme sur d’innombrables exemples, se resserrant sur l’anecdote de cette vieille dame faisant exprès de truffer son français de provençal, en signe de résistance identitaire – « retroussant la diglossie » aurait dit R. Lafont ; faisant un avec son stigmate, aurait analysé Goffman, mais pour mieux le dénier. Car, rappelle l’auteur : « comme toutes les discriminations, la glottophobie humilie, insécurise, exclut et provoque des souffrances. » (159) Le livre veut apaiser ces souffrances rendues visibles, et terribles. Car tout l’intérêt de ce livre décidément passionnant est de proposer en coda des « pistes et des principes pour combattre la glottophobie » (161-176). Il s’agira évidemment, et en premier lieu, de rappeler le rôle définitivement humain de la langue.

Le livre de Philippe Blanchet est généreux, comme son auteur : il nous dit in fine que c’est à chacun de nous, dans nos propres contextes, d’inventer des pratiques de glottophilie, d’inclusion et d’écoute de ce que sont les langues, c’est-à-dire de ce que sont les hommes.

Pierre Escudé, ESPE / Université de Bordeaux

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