Deux dates encadrent la vie d’Andrée Tabouret-Keller et la figent désormais en destin. Pour qui l’a connue, ATK n’avait rien de figé. On s’en convaincra en regardant une petite vidéo d’elle filmée en 2006 à la Maison des Sciences de l’Homme où elle était responsable du séminaire « Épistémologie critique et comparative » depuis 1998. « Vos travaux touchent la linguistique… Comment en êtes-vous arrivée au bilinguisme ? » lui demande-t-on :

Je ne suis pas arrivée au bilinguisme, j’étais dedans parce que je suis née en Alsace et j’ai appris à parler en deux langues. Et donc un jour j’ai lu dans un journal que le bilinguisme rendait idiot. J’étais jeune à cette époque et je me suis dit c’est pas vrai cette histoire-là et à partir de ce moment-là je me suis mise à travailler sur le bilinguisme et j’ai fait une première thèse qui était co-dirigée par André Martinet qui était mon maître en linguistique et Didier Anzieu qui était mon maître en psychologie […] sur le cas d’un enfant qui apprenait à parler en alsacien, qui est un dialecte germanique, et en français […] et c’était le premier cas d’une étude qui était réalisée dans une famille qui n’était pas une famille d’intellectuels. Et à partir de là…

Beaucoup est déjà dit : la langue n’est jamais une mais toujours en contact ; les langues sont inséparables de l’identité ; de fait on ne peut faire l’impasse sur les aspects psychologiques et les aspects sociologiques du phénomène des langues sans essentialiser telle ou telle langue, tel ou tel locuteur ou groupe de locuteurs ; la linguistique – comme toute science – n’est pas affaire d’intellectuels mais est au service des gens et de notre société.

« Le bilinguisme est l’un des problèmes de la linguistique, et l’un de ceux qui ont été le moins étudiés d’une manière systématique, avec des observations exactes. » [1] pose Antoine Meillet, le plus proche disciple de Saussure, dans son compte-rendu des travaux de la première conférence internationale sur le bilinguisme et l’éducation. Pour ATK, la linguistique, jamais coupée d’intérêts en anthropologie, philosophie, ethnologie, politique, histoire, biologie, a pour objet principal l’étude du bilinguisme vivant tel qu’il existe dans les familles et dans la société, notamment de par ses aspects pédagogiques (inexistants en France) ou ses cadres institutionnels (qui lui donnent droit de vie ou de mort, comme c’est le cas en France). Rien de figé donc, tout de vif. La vie d’ATK enfin, comme tant d’autres certes, est un roman d’action dont on lira quelques pages en apprenant ses forts engagements politiques et humains avec son mari, René Tabouret, et notamment au moment de la guerre d’Algérie.

Pour notre part, nous retiendrons donc que le bi-plurilinguisme fut le domaine dans lequel ATK est née et qu’elle n’a eu de cesse d’étendre, par l’étude scientifique tout azimut et les travaux de vulgarisation de toujours belle valeur, en linguistique et politique linguistique. C’est dans ce cadre qu’elle devient, presque naturellement, présidente du Centre Mondial d’Information sur l’Éducation Bilingue (CMIEB) qui trouve ses premiers locaux à l’université de Toulouse en 1972 avant de s’installer au Val d’Aoste et de devenir Centre d’Information sur l’Éducation Bilingue et Plurilingue (CIEBP) et de publier l’indispensable revue Éducation et sociétés plurilingues.

Alors responsable au CNRS de l’Institut de Psychologie à l’université de Strasbourg, elle publie dans la revue Via Domitia de l’université de Toulouse – son fondateur n’est autre que Jean Séguy, pionnier de l’ethnolinguistique en France – quelques « observations succinctes sur le caractère sociologique de certains faits de bilinguisme ». Que ce soit dans le détail, comme ici avec une enquête sur des petits locuteurs de 8 à 13 ans de six localités de la périphérie toulousaine ou dans la thèse bien plus vaste dans son empan historique et politique que Lambert-Lucas édite en 2011 – Le Bilinguisme en procès, cent ans d’errance [2]– qui récapitule la thèse d’une vie, les aspects politiques et linguistiques sont toujours intriqués et minutieusement analysés. C’est ce point précis qu’était venu présenter ATK lors du colloque Ronjat organisé à Toulouse en 2013 :

Le nationalisme qui se développe au 19e siècle trouve argument dans une nécessaire unité et pureté des langues dites nationales. Une retombée, sans doute mineure, de cette idéologie est le procès fait au bilinguisme comme atteinte à l’intégrité intellectuelle et morale de l’individu, l’enfant en particulier. [3]

Cette idéologie de la nocivité du bilinguisme, ATK va la traquer dans la science et son instrumentalisation politique – et éducative. Elle la retrouve dans la bouche du ministre de l’instruction du grand-duché du Luxembourg, qui accueille la première conférence internationale sur le bilinguisme dans l’éducation du 2 au 5 avril 1928, et dont Meillet s’est fait l’écho :

L’emploi simultané de deux langues vivantes créé des habitudes morales dissolvantes, préjudiciables à la solidité du lien moral qu’un esprit droit, à son insu, établira une fois pour toutes entre le mot et la chose. [4]

L’édition des textes d’Hugo Schuchardt (1842-1927) dont elle co-édite les Textes théoriques et de réflexion chez Lambert-Lucas (2011 également) donne un vaccin à la nocivité de cette mauvaise idéologie : « es gibt keine völlig ungemischte Sprache » (il n’existe pas de langue totalement sans mélange). ATK rappelle « qu’il va falloir attendre la fin des années cinquante de ce siècle pour que se réunisse la première conférence de linguistes intéressés par ces Mischsprachen par excellence que sont les créoles. » [5]

Le contact des langues est la seule réalité du phénomène humain qu’est la capacité au langage. Dans le droit fil de l’évidence linguistique – « Dans la langue, il n’y a que des différences » dit Saussure -, contemporaine de la pensée de Tullio De Mauro – « Ogni lingua è in sé sempre una lingua in contatto » [6] -, Andrée Tabouret-Keller a développé avec la bonté et la ténacité qu’on lui connaissait une vie d’étude et d’intelligence au service de la compréhension du mécanisme plurilingue et du respect des langues comme des personnes – notamment les plus petites – qui les parlent.

A sa famille, à ses nombreux amis notamment d’Éducation et Sociétés Plurilingues, d’Alsace comme de partout dans le monde, nous disons notre grande tristesse.

Pierre Escudé, président de l’ADEB, 22 septembre 2020

Notes

[1] Cf. Jules Ronjat, Le Développement du langage observé chez un enfant bilingue, Peter-Lang, 2013, 139-140.

[2] Cet ouvrage indispensable à qui étudie les langues et travaille le domaine développe un certain nombre de points déjà étudiés ou publiés dans de plus petits congrès. On pense ainsi à cet article « La nocivité mentale du bilinguisme, cent ans d’errance » paru en 1988 au Congrès mondial de la langue basque, 157-169.

[3] « Le bilinguisme en procès du 19e siècle au début du 20e siècle : le cas rebelle de Jules Ronjat (1864-1925) », Autour des travaux de Jules Ronjat, 1913-2013. Unité et diversité des langues. Théorie et pratique de l’acquisition bilingue et de l’intercompréhension, Editions des Archives Contemporaines, 2016, 29-42.

[4] Cité dans « Vrais et faux problèmes du bilinguisme », in Etudes sur le langage de l’enfant, Editions du Scarabée, Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active, 1962, 161-191.

[5] « Contacts de langues : deux modèles du XIXème siècle et leurs rejetons aujourd’hui. » Langage et société, n°43, 1988, 17 [Conférences plénières du colloque de Nice : Contacts de langues : quels modèles ?]

[6] Tullio De Mauro, Minisemantica, Laterza, 1982, 153.